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Critique de berni_29


Est-ce qu'il vous arrive comme moi de pratiquer la photographie mentale ? Lorsque je quitte un lieu chargé d'émotions parce que j'y ai vécu quelque chose de très fort et que je sais que je ne reverrai plus jamais cet endroit, je le photographie avec mes yeux, je ferme les paupières comme si c'était l'obturateur d'un appareil photo, j'y mets tout mon coeur pour que l'image s'imprime en moi, puis je rouvre les yeux, voilà c'est fait, cela n'aura duré que quelques secondes. La photo sera en moi à jamais. Je suis sûr que cela vous arrive aussi, dites-moi...
Ceux qui ont lu le dimanche des mères, ceux qui ont aimé ce livre, savent à quoi je fais allusion : cette chambre que Jane photographie elle aussi mentalement avant de la quitter, parce qu'elle y entre pour la première fois et aussi pour la seule fois de sa vie, parce que cette chambre est justement un endroit chargé d'émotions, un lieu d'amour, un lieu de transgression aussi, puisque sa condition de bonne l'en interdit l'accès. C'est un lieu de passage au sens où elle s'apprête dans cette chambre à passer d'un versant à l'autre de son existence... Elle ne sait pas encore qu'à cet instant d'autres événements viendront plus tard accroître la charge émotionnelle de ce lieu...
Mais revenons à l'histoire...
Ce roman m'a touché au coeur. Je me réjouis toujours de ces textes dont les silences en disent davantage que le seul récit narratif.
Ici, une seule journée suffira pour étirer l'imaginaire presque jusqu'à l'infini.
Le dimanche des mères est ce fameux jour que les aristocrates britanniques devaient accorder à leurs domestiques comme congé pour qu'ils aillent rendre visite à leur mère le temps d'un dimanche.
Nous sommes le 30 mars 1924. Quand je pense que deux mois plus tard mon père s'apprêtait à naître, que ma grand-mère que j'ai bien connu avant déjà trente-quatre ans, je me dis que c'était presque hier...
Nous sommes en 1924, en Angleterre et ce siècle avait déjà perdu sa jeunesse. La mémoire de la Grande Guerre est encore présente.
Jane, bonne chez les Niven, étant orpheline, elle accordera ce dimanche à tout autre chose, rejoindre son amant Paul Sheringham, aristocrate de son état, qui prépare son droit. Ils sont amants depuis sept ans, mais Paul Sheringham doit se marier dans quinze jours. Et dans ce mot de devoir, on sent tout le poids de l'aristocratie britannique et des mariages arrangés à l'avance.
J'ai aimé cette façon délicate d'inviter deux amants dans ce décor juste après la guerre, leur amour en est imprégné forcément, c'est d'une justesse belle, autour d'eux le monde est en deuil ou bien mutilé, tandis qu'ils s'aiment. Faut-il en avoir mauvaise conscience ? Simplement, sans doute à cause de cela, une étrange gravité se mêle parfois à leurs fous rires d'amoureux. C'est une légèreté en forme d'apesanteur.
Ce dimanche des mères sera l'occasion de leurs dernières étreintes, faire l'amour une dernière fois. Ultime cadeau, la demeure des Sheringham étant vide ce jour-là, Paul invite Jane à l'y rejoindre et à franchir la porte principale de la demeure. Aujourd'hui pas question de cacher sa bicyclette dans la haie d'aubépine. Fini l'amour dans une serre ou derrière un buisson, elle aura droit d'entrer dans la chambre de Paul, non pas en tant que bonne, mais en tant qu'amante. Ce sera leur ultime transgression à l'ordre si bien établi des choses...
Ils ne sont pas tristes de ce dernier jour qui scelle la fin de leur relation, c'est une joie pure qui clame un amour à jamais. Il n'y a pas de tristesse, pas de regret, ce dernier jour il faut le croquer à belles dents...
Jane, en parfaite photographe mentale, nous délivre ici quelques clichés inoubliables pour elle, et même sonores : une clé sous un ananas en pierre, leurs corps nus sans entrave qui se promènent dans cette chambre baignée de soleil, une fenêtre ouverte où entre le ciel comme une lumière de juin, une bibliothèque car Jane à la passion des livres, une tâche sur le drap, la sonnerie interminable du téléphone longtemps après, longtemps après... Après quoi ? Je vous laisse le découvrir. Des clichés inoubliables, puisque soixante-dix ans après elle s'en souvient encore comme si c'était hier.
En lisant ce roman, j'étais nu moi aussi dans cette chambre, j'étais présent dans ce décor et c'est la force prodigieuse de ce texte que de poser ces instants éphémères, clandestins...
J'ai aimé ce désir qui traverse Jane lorsque que sur sa bicyclette elle pédale vers ce rendez-vous d'amour, j'imagine son visage irradié de soleil, sa peau déjà disponible à la joie, c'est un désir entre la pudeur et l'audace, confirmant dans ce mouvement que le désir est à la fois manque et plénitude. Plus tard lorsqu'ils seront nus, marchant dans cette chambre, la seule impudeur ce seront deux corps nus de deux classes sociales différentes, l'une qui domine l'autre, ou dit autrement l'une qui est au service de l'autre. Ce sont deux corps nus consumés d'amour qui s'affichent, n'ont rien à faire l'un avec l'autre, sauf à s'aimer de manière clandestine, outrageuse, éphémère. le langage du corps prévaut par-delà les classes sociales. Ce sera cette transgression qu'ils auront franchie et scellée à jamais dans leurs coeurs entre deux mondes qui les séparaient avant et qui les sépareront bientôt à jamais. La première partie du roman qui dit cela est sensuelle à souhait...
J'ai aimé le silence de ceux qui savent et se taisent...
J'ai aimé le regard de cette femme devenue écrivain, près de soixante ans après, et même soixante-dix ans après. Je pense que c'est dans cette chambre que son désir d'écrire est venu.
J'ai aimé sa façon d'affronter la célébrité lorsqu'elle devint une auteure reconnue. Elle écrivit beaucoup d'histoires, mais en taira une, une seule, la sienne. Être écrivain, c'est peut-être revenir à être fidèle à l'essence même de la vie. Qu'importe ce qu'on dit, ce qu'on ne dit pas, la manière dont on le dit...
Laute
Graham Swift nous peint ici un magnifique portrait de femme.
Pour tout cela j'ai trouvé ce texte fort beau. Je ne connaissais pas l'écrivain Graham Swift que je découvre ici, quelle belle rencontre ! Merci Nathalie de m'avoir fait découvrir ce livre et cet auteur.
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