La cueillette des mûres

Les premières mûres avant qu'elles ne soient mûres.
On les lorgne en se promenant.
Petits points verts ou, de-ci de_là,
l'une au teint rose
que l'on suce en grimaçant
avant de recracher.

L'écume des mûres.
Leur bouillonnement sur le feu vif.
Le parfum des mûres.
Une femme experte en parfums
peut entrer dans la cuisine
et s'exclamer: Hum! ça sent bon ici.

Les pots de confiture brillent près de l'évier,
leur couvercle reproduit le tablier à carreaux
que je portais pour la cuisson.
L'étiquette indique la date de la cueillette.

Une année de mûres.
Comme on parlerait d'un bon millésime.
Comme on parlerait aussi d'une année
où il y a des pommes.
Les mystère de la floraison,
des caprices du temps.

Parler des mûres

c'est chanter les talus
qui résonnaient autrefois
du chant des grillons.

J'ai toujours cueilli des mûres.
Je suis du côté des femmes.
Les hommes vont à la pêche ou à la chasse.
Les femmes cueillent, recueillent, accueillent.

Les mûres ne demandent qu'à être cueillies,
les femmes l'ont compris.
Elles le font sans effraction, sans violence.
Elles cueillent.

Avant de s'endormir
parfois sous les paupières
une vision de mûres,
de grappes entremêlées
quand la cueillette a été longue
sous un soleil ardent.

Les doigts griffés
les jambes griffées
Il y a les stigmates de la cueillette.
Trophées que l'on porte en soi
comme des tatouages infinis.

"Les mûres rouges tachent nos bouches
En manger est un secret difficile à garder",
confie la poète japonaise Shizue Ogawa
se souvenant de ses cueillettes de mûres
dans le canton de Kasai sur l'île d'Hokkaido."

Moi je fais comme dit ma mère.
Je cueille.
Et je crois encore entendre ma mère
en lisant Shizue Ogawa
" Attention ne cueille pas les vertes.
Et si nous cherchions ailleurs des mûres bien mûres"

Shizue Ogawa, Une âme qui joue

Parfois il faut un bâton pour rabattre les ronces,
grimper sur le talus pour mieux cueillir les mûres.
Au sommet on découvre des terrains inconnus,
des vastes gisements de mûres.
Alors on bascule sur un autre versant,
les yeux toujours émerveillés.

Aujourd'hui je ne suis pas venue pour ramasser des mûres.
Simplement les avoir sous le palais.
Evaluer leur douceur, leur acidité, leur profondeur.
je suis un oenologue des mûres
Comme pouvait l'être Mahmoud Darwich.
" Tu humeras le parfum de la rose dans le tâ,
bourgeon qui éclôt, Tu apprécieras le goût des mûres,
le tût par les deux t, le premier lié, le troisième délié comme la paume de la main. "

Ma mère me désigne les bons coins.
Elle dit "les bons coins."
Je m'y précipite
comme vers un grenier plein de trésors.

J'aime cueillir des mûres.
De la cueillette des mûres.
j'en fais des haïkus.

Penché sur la rivière
pour atteindre des mûres
j'ai fait bondir la grenouille de Bashô