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Critique de Osmanthe


Le narrateur Tadasu Otokuni se livre à une confession écrite en l'an 6 de l'ère Showâ, nous sommes donc autour de 1932, ce qui correspond vraisemblablement à la date d'écriture de cette longue nouvelle ou court roman, on hésite (une centaine de pages format folio).

L'histoire se déroule dans un lieu unique, l'Ermitage aux hérons, une belle et vaste propriété comportant en plus du pavillon principal, un pavillon de thé et une « villa des plaisirs partagés », excusez du peu. Quant au « Pont flottant des songes », c'est le titre du dernier chapitre du Dit du Genji, histoire d'enfoncer le clou : l'édificateur des lieux, le grand-père paternel, était fait dans le bois de la culture traditionnelle japonaise.

Le récit pourrait s'appeler, plus prosaïquement, « Tadasu et ses deux mamans ». Tadasu a perdu sa mère à l'âge de 5 ans, mais va deux ans plus tard retrouver une mère de substitution quasi à l'identique, car son père s'est employé à effacer au maximum toute différence de comportement, tempérament et usages entre son ancienne épouse qu'il chérissait et la nouvelle, au point de donner à cette dernière le même prénom de Chinu (alors qu'elle s'appelle Tsuneko à l'état-civil). Cette nouvelle Chinu ne semble pas s'en offusquer le moins du monde, probablement a-t-elle accepté dès le départ ces conditions imposées par le père.

La question centrale du récit est le rapport ambigu entre Tadasu et cette seconde mère. Tadasu tétait le sein de sa mère, et bientôt Chinu n°2 va lui proposer d'en faire de même… mais il a un peu grandi… Est-ce normal, ou tendancieux ? Tadasu ressent du trouble, et des dizaines de questions vont le tourmenter. Il échafaude des hypothèses en cascade, sur le jeu de Chinu, de son père, sur d'éventuelles stratégies et anticipations qu'ils auraient eues pour créer cette situation un peu trouble. Tout l'art de Tanizaki est de ne pas emprunter la voie facile du récit incestueux, mais de suggérer qu'il pourrait y avoir, ou y avoir eu… ou pas, et avec ou pas l'accord tacite du père. Et en fait, peut-être que tout est normal. le puzzle se complète peu à peu, mais clairement, il manquera toujours des pièces. le temps brouille la mémoire et c'est bien pratique pour mêler la réalité au fantasme.

Toujours est-il que des éléments factuels sont savamment distillés pour installer cette situation atypique. Déjà, le père a une douzaine d'années de plus que sa seconde femme, qui elle-même n'a guère qu'une dizaine d'années de plus que Tadasu. le couple finit par avoir un enfant sans l'avoir désiré, Takeshi, qu'ils éloignent en le louant à la famille d'un village… Tadasu se demandera s'ils n'ont pas fait exprès d'écarter le bébé pour ne pas entraver sa proximité avec Chinu, surtout lorsqu'il apprend rétrospectivement que son père est malade, victime d'une tuberculose rénale, à un stade avancé qui prive bientôt son épouse de sexualité, ce qui ajouté à l'impossibilité d'allaiter contribue à gonfler ses seins…

Tanizaki met à contribution deux personnages susceptibles de connaître le mieux les secrets intimes de la famille pour faire des révélations à Tadasu, et du même coup au lecteur : la nounou de Tadasu, qui a vécu au coeur de la propriété durant des années et vient de prendre sa retraite, et le médecin de famille qui soigne son père. C'est habile, d'autant que ces révélations ne font qu'alimenter des hypothèses sans donner de réponses véritables.
L'ambigüité persiste même une fois passée la période du tétage, dès lors que Tadasu, même marié ensuite à Sawako, dans un mariage arrangé, continue aussi à masser les épaules et le dos de sa mère avec une sorte de nostalgie, peut-être de regrets, en tête…

Un récit qui explore avec finesse et intelligence les souvenirs, les non-dits et ambiguïtés des relations parents-enfant, mère-fils, moins pervers que son roman La clé, moins profond que le goût des orties, mais on passe à nouveau un bon moment avec le pont flottant des songes, d'une grande subtilité et qui nous immerge dans le cadre dépaysant et rafraîchissant d'une demeure japonaise traditionnelle au paroxysme de son agrément. Toute la composition japonaise est là, entre ces pavillons reliés par un cheminement en bord d'étang ombré de bambous, où l'eau s'écoule en continu par le claquement de métronome d'une bascule...Kimonos et obis viennent colorer ce cadre qu'on devine sombre, si cher à l'écrivain, qui parsème son texte de courts poèmes...Mais Tanizaki n'a pas la nostalgie sans fond d'un Kawabata pour ces beautés en voie d'extinction, c'est un réaliste qui n'élude jamais le revers moins reluisant des choses, notamment ce climat humide et cette ombre qui finissent toujours par dégrader l'état du bois et propice à attirer des insectes nuisibles comme les scolopendres, ce dont il joue encore avec maestria.
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