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Critique de Rodin_Marcel


Tanizaki Junichirô (1886-1965) – "Quatre soeurs" – Gallimard / Folio, 2019 (ISBN 978-2-07-040211-3)
–Titre original japonais "Sasame yuki" (cop. 1948), traduit du japonais par G. Renondeau (cop. 1964) – 889 p.

Ce roman est considéré comme l'un des grands classiques de la littérature japonaise du vingtième siècle. D'après la brève préface, sa rédaction fut terminée en 1943, mais sa publication fut "jugée inconvenante en temps de guerre" et repoussée à 1946-1948.
La traduction en français n'est pas bien fameuse, comportant même ça et là des fautes de grammaire ; elle manque de souffle et de style, et le rendu en langue française ne justifierait pas la promotion de ce texte au rang de grand classique (pour prendre une comparaison : la traduction en français des oeuvres d'Henry James est d'une telle qualité quasi proustienne, que je me demande si l'original en anglais est vraiment de même niveau stylistique – on en est loin avec cette traduction quelque peu littérale si ce n'est anonnante du roman de Tanizaki).

La trame du récit est grossièrement dévoilée par la quatrième de couverture :
"Dans une vieille famille de commerçants aisés dont tout le monde connaît le nom à Osaka, quatre filles ont mené une vie une vie luxueuse jusqu'à la mort de leur père. Sa disparition et les changements de vie dans le Japon de l'entre-deux guerres les ont laissé dans une situation financière précaire. Les deux aînées sont mariées, l'une avec un employé de banque, l'autre avec un expert-comptable. Leur destin est tout tracé,mais celui des cadettes ? Youki ko, timide, réservée, dévouée à sa famille, fidèle aux coutumes anciennes, refuse les uns après les autres des prétendants qu'elle juge indignes d'une alliance avec sa famille. Elle [finit par épouser] le fils d'un vieux noble de la cour. Tae ko, la plus jeune, est moins conformiste : elle n'hésite pas à travailler pour gagner sa vie, part vivre avec le fils d'un joaillier, le quitte pour un photographe, et finit par épouser un barman, après la naissance de leur enfant."

L'intrigue est largement plus subtile que ne laisse supposer ce résumé aussi lapidaire que maladroit, car elle ne constitue pas le ressort principal de la narration.
En effet, les difficultés rencontrées pour marier "dignement" les deux filles cadettes fournissent à l'auteur un cadre solide pour mêler intimement l'évocation des particularités du mode de vie traditionnel avec la pénétration progressive et différenciée des usages européens introduits depuis la Restauration Meiji (1868-1912). Ce roman met en scène en quelque sorte la deuxième génération, celle qui est plongée dans la vie active dans les années 1920-1940 : le récit s'achève juste avant l'entrée en guerre de 1941 contre les Etats-Unis.

Cette confrontation permanente des deux modes de vie constitue le socle même du récit, débordant largement la seule thématique du mariage : l'habitat, l'architecture, l'urbanisme, la musique, la danse, les spectacles, le vêtement, la cuisine, les modes de locomotion, la langue japonaise utilisée quotidiennement, les langues européennes auxquelles il faut parfois avoir recours, la façon de se comporter à l'intérieur du cercle familial, tous ces domaines et bien d'autres sont ici finement et délicatement illustrés par le biais d'une multitude de personnages secondaires ayant chacun une personnalité bien campée, sans pour autant émettre le moindre jugement moralisateur.
Autre élément contribuant à rendre ce récit passionnant : l'allusion permanente, sans lourdeur, aux évènements qui secouent le monde entier (sur fond de guerre en Chine, d'intervention en Mandchourie en 1931, de montée du nazisme en Europe), vus par la classe moyenne japonaise de cette époque.

Pour ce qui concerne le mariage lui-même, l'auteur dépeint les moeurs en usage dans un milieu aisé mais en cours de déclassement : la famille bénéficia de l'aura de la génération d'avant, les deux soeurs aînées ont certes trouvé chacune un mari qui ne dérogeait pas mais dont le statut social évolue de façon négative : le mari de l'aînée par exemple connaît une "belle" promotion à Tokyo, accompagnée d'un salaire semblant mirobolant, mais il s'avérera rapidement que ces revenus ne suffisent pas à assurer le maintien d'un rang social équivalent dans la capitale.
Du fait de cet inexorable déclassement, de la méfiance qu'il suscite, la famille se montre très suspicieuse envers les partis proposés aux deux cadettes. Malheureusement, le temps passe, le déclassement social ne fait que s'accentuer, les deux cadettes vieillissent, les propositions correspondent de moins en moins à leur statut social.

Car c'est l'époque où un mariage ne se décide pas sur le coup d'un "coup de foudre" ni du "grand amour" et encore moins d'une liaison ne concernant que les deux partenaires. A cette époque, dans les milieux aisés, au Japon comme en France, le mariage est avant tout la jonction de deux familles soucieuses de préserver leur rang social, leur réputation, leur patrimoine, tout en assurant leur descendance. Ceci semble aujourd'hui "archaïque", pire encore "patriarcal" si ce n'est affreusement "judéo-chrétien" (pourtant, dans ce roman, nous sommes au Japon).
En effet, les sociétés occidentalisées se sont acharnées à détruire toute forme d'appartenance collective (voire tribale) afin d'atomiser les individus, devenus ainsi beaucoup plus malléables et interchangeables (à force de se croire "libéré-e-s"), engendrant des castes et nomenklatura privilégiées cultivant soigneusement l'entre-soi, l'imitation simiesque de la caste similaire états-unisienne, la destruction des ossatures sociales, le tout rejaillissant dans les classes pauvres sur des enfants laissés à eux-mêmes, ensauvagés au point de s'entre-tuer...
Le destin de la plus jeune des quatre soeurs, la plus occidentalisée, préfigure en quelque sorte ces parcours devenus aujourd'hui quasiment la norme.

Ce roman constitue une grande fresque sociale, illustrant le moment où le Japon bascule dans la "modernité"; plus exactement dans l'européanité. Après la Seconde grande tuerie mondiale, les Etats-Unis vont se charger de démocratiser, uniformiser, dé-japoniser bref, "faire évoluer" cette société forcément "attardée". Il me faudra vérifier si Junichirô Tanizaki rend compte de cette "évolution" dans ses romans publiés ultérieurement.

Ce volumineux roman (presque neuf cents pages tout de même) se lit sans peine, surtout si l'on s'intéresse aux mutations que subissait le Japon des années 1920-1940.

Un grand roman, à recommander, à offrir... voire à re-traduire.
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