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Critique de berni_29


Ce sont les pas d'une jeune femme qui déambule dans le terminal d'un aéroport, celui de Roissy. Ce sont ces mots à elle. Elle arpente dans tous les sens ce lieu immense et nous fait découvrir à travers ses yeux, à travers son cœur l'envers du décor.
Aux premières pages du récit, nous faisons sa connaissance dans le Terminal 2. Son pas est alerte, elle est déterminée. Elle s'apprête sans doute à prendre un vol et nous la suivons comme si c'était un film, comme s'il y avait une caméra qui la suivait en travelling. Elle tire une valise à roulettes. Elle regarde, scrute l'écran qui indique les départs. Puis elle continue d'avancer dans les couloirs, se dirige vers une des portes, là à cet endroit précis où elle va attendre peut-être un prochain vol en partance.
Peut-être l'avons-nous déjà côtoyée si nous fréquentons souvent le Terminal 2 de l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle. Elle s'appelle Anne, elle confie sa voix ses gestes fragiles à ce récit en huis clos, elle nous entraîne dans ce voyage immobile et invisible, elle nous prend par la main, elle nous dit qu'elle s'appelle Anne, mais, au fond, qu'en savons-nous ? Qu'en sait-t-elle d'ailleurs, elle-même ? Quelques pages plus tard, nous savons qu'elle ne partira jamais.
L'envers du décor, c'est cette vie souterraine, qu'elle partage avec d'autres ombres fugitives comme elle, des existences en transit, peut-être en sursis, comme figées au-dessus du vide, entre terre et ciel, là où le soleil vient à peine, par intermittence, fait cligner des yeux, éblouit, lorsque par hasard les pas de ces ombres invisibles les entraînent au dehors.
Elle rencontre d'autres personnages aux vies bousculées, décalées, meurtries.
Anne appartient à une communauté que l'on appelle les « indécelables ». Ils s'appellent Vlad, Josias, Liam... Ils habitent les sous-sols de l'aéroport. Chaque jour qui passe, Anne remonte à la lumière, s'invente une nouvelle histoire, un nouvel itinéraire, une nouvelle destination, un vol qu'elle n'empruntera jamais. Amsterdam, Moscou, Tenerife, Miami, Bamako, New-Delhi, Lisbonne, Sydney, Prague... Ici c'est l'immensité du monde qui s'ouvre comme un trou béant. Ces noms sonnent comme des promesses, des rêves, des lieux impossibles au-dessus du vide. Chaque jour est un nouveau jour qu'elle invente lorsqu'elle surgit du sous-sol pour arpenter ce monde à la fois grouillant et anonyme... Chaque jour elle est une nouvelle voyageuse, chaque jour une nouvelle destination s'allume dans son cœur, s'allume comme un phare dans une mer nocturne. Et puis le soir venu, elle nous entraîne dans les entrailles de ce monde.
Mais pourquoi ? C'est sa manière à elle d'être invisible, faire semblant, comme les autres. Car tous ici-bas, dans ces bas-fonds, veulent être invisibles, s'effacer le temps d'une vie, d'une parenthèse dans cette vie, resurgir au jour, faire comme s'ils voyageaient, se fondre dans la foule, se mélanger, ne plus exister ou exister d'une autre manière en s'inventant des voyages improbables. Tous ont une histoire douloureuse à fuir, ou enfouir dans ce dédale sombre.
C'est un magnifique portrait de femme, c'est un roman d'amour, c'est un livre où des itinéraires de voyageurs blessés, égarés sont en perdition comme des naufrages.
On se sait rien de cette femme, et visiblement elle ne sait plus rien d'elle-même, elle a tout oublié de sa vie, de son passé, de ce qui l'a amené ici, à se perdre comme cela sous nos yeux ébahis et attendris en même temps.
Et puis voilà qu'elle rencontre Luc. Il est souvent là au Terminal 2, attendant désespérément l'arrivée du vol en provenance de Rio, l'avion qui n'arriva jamais, le fameux vol Rio-Paris, l'avion qui disparut en mer et qui emporta sa femme et ses enfants, l'avion qu'on ne retrouva jamais... Il attend, il revient. C'est devenu comme un rite. C'est dans ce lieu fait de hasards et de bruits que ces deux êtres foudroyés par une sorte de malheur différent pour l'un et l'autre, vont se rencontrer. Mais ici nous ne sommes pas dans une bluette d'aéroport. Ici c'est une forme de vertige qui descend brutalement dans les couloirs, les sous-sols, les souterrains encore plus bas que la terre. Faut-il descendre encore plus bas, pour se cacher, fuir, survivre... ?
C'est le journal d'une femme qui perd pied. Elle ne sait pas pourquoi elle est là, elle perd pied au fur et à mesure qu'elle rencontre l'amour, au fur et à mesure que ce désir d'aimer fait resurgir dans sa mémoire effacée des lambeaux du passé. Il y a de la fragilité et de la sensualité dans cette trajectoire éperdue, une peur de vivre et une rage lorsqu'elle survient au détour d'une chambre d'hôtel, une rage d'aimer comme on s'accroche aux corps en perdition dans un même naufrage.
J'ai aimé ce livre émouvant et déroutant, j'ai aimé cette femme perdue et éperdue d'amour, j'ai aimé la retrouver dans cette chambre d'hôtel entre deux vols, j'ai aimé l'aimer entre les bas-fonds de cet aéroport et le ciel trop grand pour pouvoir la garder encore un seul instant un peu plus près de moi, avant que le bruit d'un avion l'emporte plus loin comme le frémissement d'un battement d'aile éphémère. J'ai aimé la retrouver dans ces pages, tendre mes bras vers sa mémoire endormie.
Ce roman est tout simplement beau.
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