Je pense qu'il me manque quelque chose.
D'ailleurs, j'espère qu'il me manque quelque chose.
S'il ne me manquait rien, la vie serait
terne, morne, moche, amère, rance, rêche,
fade, sale, sèche, chiche, vide, insipide.
Pour ne citer que quelques adjectifs.
Je pense que la première chose qui a été créée,
ce n'est ni le ciel, ni la terre, ni la lumière,
ni la parole, mais bien le temps.
Le premier millionième de seconde.
Le reste est venu bien plus tard.
Je pense qu'un mur entoure mes pensées.
Elles veulent s'échapper, car elles voudraient en réalité s'installer dans la tête de quelqu'un d'autre, elles sont fatiguées d'être mes prisonnières. Elles regardent à travers les trous dans le mur, elles écrivent des petits mots qu'elles lancent au-dehors, en espérant que quelqu'un les lira et les aidera à démolir le mur.
Je pense qu'en réalité je n'avance pas, mais je recule.
Devant moi s'étend toute ma vie
depuis le début jusqu'à aujourd'hui.
Je peux tout voir : les gens, les maisons, les événements.
Tout s'enfonce de plus en plus loin.
Derrière moi se trouve tout ce qui doit encore arriver.
Mais je ne peux rien voir. J'avance à reculons et à petits pas.
J'essaie de regarder par-dessus mon épaule.
Ça ne sert pas à grand-chose.
J'aperçois des lueurs, des éclairs, pas ce qui arrivera vraiment.
Pourquoi est-ce que je ne me retourne pas ?
Pourquoi est-ce que je ne marche pas vers l'avant ?
Ainsi, je ne trébucherais pas à chaque fois sur quelque chose
que je n'ai pas vu et que je n'aurais pas pu voir.
Penser ressemble à une mer, à l'intérieur de ma tête - toujours en train de clapoter, tourbillonner; se déchaîner; parfois secouée de vagues moutonneuses aussi hautes que des maisons, parfois lisse comme un miroir ou scintillante au clair de lune - toujours changeante, toujours pareille, avec le même horizon derrière lequel se cache peut-être la terre, ou peut-être pas.
Et moi? Je suis le vent qui se lève puis retombe, se lève de nouveau et se transforme en ouragan, soulevant mes pensées et me faisant écumer de rage, puis retombe de nouveau.
Et je pense que le savoir est l'eau qui reste sur le sable à marrée basse.
Je pense souvent à des choses auxquelles je ne veux pas penser.
Comme si un être malveillant installé dans ma tête me dictait mes pensées.
Je pense parfois à un meurtre que je n'ai pas commis.
On m'arrête.
— Mais je n'y suis pour rien !
— Nous le savons. Inutile de crier ainsi.
On m'interroge.
— Pas la peine d'avouer. Personne ne te soupçonne de rien.
Je n'avoue pas.
Arrive le jour du procès.
Mon avocat me conseille de plaider coupable.
— C'est la meilleure solution, dit-il. Si tu étais coupable, je t'aurais conseillé de nier.
Mais je maintiens que je suis innocent.
Le juge est d'accord avec moi pour dire qu'il est impossible
que j'aie pu commettre ce meurtre. Mon alibi est en béton.
Il me condamne.
La peine de mort n'existe plus mais, un matin, au lever du soleil,
on m'emmène dans une cour intérieure et, tandis que mes complices
d'innocence tapent sur des assiettes et des casseroles en fer-blanc,
on me pend.
Voilà le genre de pensées qui me viennent parfois à l'esprit.
C'est la pagaille dans ma tête !