les plus intolérants des mystiques sont les analphabètes. ils proscrivent toute lecture car c’est là une activité blasphématoire. si dieu avait voulu révéler ses secrets aux hommes, affirment-ils, il ne les aurait pas placés à l’abri de leurs regards impudiques. ils marchent tête baissée, s’interdisent de voir les livres et si quelqu’un vient à citer devant eux les textes ils se détournent et s’enfuient. ce ne sont pas les seuls à pratiquer l’abstinence de l’esprit. les asémiques pensent que l’imperfection humaine nous empêche de pénétrer les intentions divines et que les mots que nous croyons distinguer dans les livres naissent de l’inspiration du diable. ils mémorisent d’innombrables séries de lettres et s’astreignent à de sévères exercices mentaux afin de lire l’alphabet sacré sans qu’aucun terme satanique ne les atteigne.
Paragraphe 11.
la damnatio memoriae frappe les peuples qui perdent leurs textes. les vainqueurs interdisent qu’on enseigne leurs croyances, ils suppriment leur héritage, ils effacent les écrits et les noms sur les murs, ils punissent ceux qui les citent. l’avenir ne doit pas connaître ces êtres, leurs livres sont prohibés et dispersés, tout rappel de leurs actes se voit nié et censuré. ils n’ont pas seulement disparu, ils n’ont jamais existé. la condamnation n’apparaît pas dans les registres du passé mais je sais qu’elle atteint chacun de nous. je viens de l’un de ces peuples parti sans témoins et dont la dissolution s’achève dans l’indifférence.
Paragraphe 22.
les palimpsestes sont ces murs couverts de phrases qu'on a écrites puis effacées puis réécrites puis encore effacées et réécrites. si peu d'êtres humains parviennent à reproduire les signes parfaits des livres, cela n'empêche pas l'alphabet de se multiplier sur les murs. celui qui veut ajouter ses mots à ceux des palimpsestes attend la période de neutralité puis, tandis que les autres s'endorment, il se rend dans un couloir, s'arrête contre la paroi où il a appris à flotter sans mouvement et fait couler le sang de son doigt. difficile la première fois de s'entailler la peau sur le coin d'un livre. chez le scribe la plaie ne se referme jamais, il lui suffit de presser le doigt pour que le sang s'écoule aussitôt. les pensées s'échappent en grosses gouttes qui s'écrasent sur le mur et s'étirent en symboles réguliers, miracle de la coagulation par laquelle les idées s'incarnent dans la matière.
Paragraphe 32.
aucun lecteur n'est innocent
si tu as peur qu'un autre écrive en toi les tourments et les rêves qui l'habitent alors ne lis pas
Paragraphe 13.
les voyages nous obligent à entrer dans des jeux dont nous ne maîtrisons pas les règles. au moment de revenir de mes expéditions je prenais conscience d'un poids inconnu qui m'avait longtemps oppressé.
Paragraphe 9.
l'herméneutique […] enseigne que les livres sont pleins de mots au sens caché et que nous devons les compléter. quand ils examinent un fragment de texte les herméneutes s'empressent d'en élaborer toutes les versions possibles. une même suite de caractères permet diverses interprétations et il est notoire que deux herméneutes aboutissent rarement aux mêmes conclusions.
Paragraphe 25.
pour celui qui lit les textes vient toujours l'instant où une combinaison remarquable s'offre à lui, affleurant de la multitude des signes. il cherche des suites alphabétiques, des caractères qui se répètent, […] ou bien des séries de lettres particulières […]. ces merveilles ne constituent qu'une part des trésors des livres, l'autre est représentée par les mots. depuis les plus triviaux jusqu'aux plus savants, les livres en sont parsemés et derrière chaque habitant de la bibliothèque se cache un chasseur prêt à débusquer un verbe ou un adjectif qui s'animera à la lecture.
Paragraphe 19.
les volumes de la bibliothèque sont les psaumes d'une longue prière qu'il faut inlassablement réciter pour obtenir le salut.
Paragraphe 11.
les habitants de la bibliothèque, tu le sais, vivent dans la promesse de connaître l'ordre secret des choses.
Paragraphe 4.
pour mourir rien de plus facile. il suffit d'arrêter de respirer. le corps tombe lentement en poussière puis se dissout dans l'air. il est toutefois d'assez mauvais goût d'annoncer qu'on va se suicider. il suffit d'indiquer qu'on va arrêter de lire et tout le monde comprend. c'est quand même plus aimable.
Paragraphe 38.