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Critique de HordeDuContrevent


Savoir cultiver son jardin intime même si les fleurs, de verre, se font dangereux et douloureux tessons…Coup de coeur pour ce livre moldave à mi-chemin entre le conte fantastique et le conte gothique, entre le roman noir et le roman historique!

La petite Lastotchka, moldave, est adoptée dans un orphelinat par Tamara Pavlovna, ramasseuse de bouteilles, à Chișinău, en Moldavie. Adoption motivée davantage pour s'en servir et augmenter son butin que par charité et compassion semble-t-il de prime abord. Tamara fait en effet de la petite une ramasseuse de bouteilles comme elle, pouvant la seconder alors qu'elle vieillit. Ce n'est pas vraiment un métier mais pas rien non plus, une activité, sur l'échelle des activités « située en-dessous des postiers mais au-dessus des vendeurs de kvas ». Elles ramassent, inlassablement, les mains raides de froid, l'estomac retournée par la nausée au contact des bouteilles d'ivrognes nauséabondes, les échangeant ensuite comptant contre des sous sur un terrain vague, au fond d'une ravine. La fortune à partir de rien. Une vie en machine continue qui est source de coupures, de blessures à l'épaule tant la charge peut devenir lourde, de morsures du froid, de moqueries des autres enfants aussi, d'insultes de la part des ivrognes sur le dos desquels elles gagnent leur vie. C'est là que la petite fille a appris le russe entre les bouteilles et les ivrognes, le russe prenant le dessus sur le moldave, les langues se mêlant, bilinguisme source d'hésitations, de compromis. Par ailleurs, leur tâche ne se limite pas à faire la collecte des bouteilles, il faut aussi les laver pour qu'elles soient plus chères et ce n'est pas une mince affaire…elle a toujours les épaules pleines de pus et les mains bouillantes ou coupées…

« La première année, les bandes de savon sortaient rouges, mélangées aux morceaux de doigts. Mais avec le temps, j'ai appris à ne plus me tromper, à ne pas poser de questions, et surtout, à répondre comme il fallait.

Tiraillée entre la reconnaissance que Lastotchka doit à Tamara de l'avoir sorti de l'orphelinat, la colère qu'elle ressent aussi pour l'exploitation qu'elle fait d'elle, pour ses méthodes éducatives très sévères et uniquement guidées par l'appât du gain - « Son coeur réclamait de l'or ; le mien des étoiles » - et par ailleurs la haine vouée à ses parents biologiques à qui elle destine ce récit, la petite fille décrit sa vie, son ressenti, son monde, ainsi que l'histoire de ce territoire. C'est une vie faite de bric et de broc, une vie qui m'a fait penser par moment à la vie des enfants dans les bidonvilles où la débrouille, les vols et autres combines, les dangers que courent surtout les petites filles face aux hommes, et l'insécurité les fait grandir plus vite.

« Peut-être, en me jetant dans la fosse, comme vous l'auriez fait d'un déchet, avez-vous pu voler dans la vie, comme vous l'avez rêvé : haut, libre. Peut-être, peut-être, peut-être. Pendant toutes ces années, ce qui m'a perturbé le plus, c'est de penser que vous avez bien fait de m'abandonner. Que cela valait le coup. Même le mensonge, vous n'avez pas su le choisir comme des humains. Vous avez été des chiens, du début à la fin. Et vous avez voulu que je sois une chienne, moi aussi. A Bucarest, il neige sans discontinuer, et dans ma tête les langues s'embrouillent et m'engourdissent le cerveau. Dans quelle langue dois-je vous chercher ? Dans quelle langue puis-je vous pardonner ? ».

Elles habitent un immeuble vétuste disposant d'une cour défoncée dans lequel vivent des personnages haut en couleur, marginaux, pauvres, qui marqueront son enfance. La description qu'elle fait, soit à hauteur d'enfant, soit une fois adulte lorsqu'elle ressasse ses souvenirs, de cette communauté cosmopolite est emplie d'humanité. C'est par moment très touchant.

« Nous nous sommes demandé plus d'une fois, à la suite de quel naufrage nous nous étions retrouvés, au petit bonheur, ici. Moldave, Ukrainiens, Juifs, Russes. Militaires démobilisés. Braves femmes seules. Hommes en pleine force mais dont personne ne voulait. Et il y avait moi. Gosse effrayée et seule qui, à l'instar des oiseaux, a entrepris de construire son nid avec des saletés et des restes. Ils m'appelaient tous Lastotchka (« hirondelle ») et il n'y avait aucun couteau au monde qui puisse décoller ce nom de moi ».

Leur activité de ramasseuses de bouteilles va un peu diminuer pour Lastchocka lorsqu'elle va rentrer à l'école puis s'arrêter pour toutes deux, suite à la « période sèche » mise en place par Gorbatchev durant la Pérestroïka, réglementant strictement la consommation d'alcool. Intéressante la manière d'aborder l'histoire de ce territoire et de voir comment la grande Histoire a des conséquences directes sur les petites histoires de ces pauvres hères. Il faut dire que la Moldavie a été quelque peu tiraillée, héritière de deux histoires, celle de l'ancienne Principauté de Moldavie fondée au 13ème siècle et dont le passé local est aussi celui de la Roumanie et celle de la République socialiste soviétique moldave dont le passé est soviétique. Chacune de ces histoires a laissé dans le pays des populations et des identités, dont les aspirations et les cultures n'ont pas encore trouvé de compromis pleinement satisfaisant pour toutes les parties et ce tiraillement se sent vraiment dans le récit, cette petite fille se considère moldave par les racines mais elle tombe totalement peu à peu sous le charme de l'âme russe, de sa langue notamment, tiraillement joliment mis en valeur. On vit dans ce récit l'arrivée de Gorbatchev alors que la Moldavie fait encore partie des Etats membres de l'Urss puis son indépendance, on entrevoit la catastrophe de Tchernobyl, le tremblement de terre venant de Roumanie…

La poésie est omniprésente, renforcée par le fait d'avoir un récit à hauteur d'enfant. de ces bouteilles qui envahissent leur logement, leur bras, leur esprit sans relâche, l'enfant en fait un jardin : lorsqu'elle est seule, ce qui est rare, elle ouvre largement la porte afin de faire entrer la lumière. Alors les bouteilles se mettent à vivre. Leurs couleurs simples se mêlent et en produisent d'autres, plus surprenantes :

« un rang couleur cerise, un rang blanc : rose
Un rang couleur brique, un rang marron : couleur miel
Un rang vert, un rang blanc : couleur turquoise.
Les blanches seules : couleur argent.
Mon jardin de verre »


Roman sur les traumatismes de l'enfance, sur la douleur de l'abandon, sur l'absence de douceur maternelle, sur la quête d'identité dans un environnement, qui plus est, multiculturel, « le jardin de verre » de Tatiana Tibuleac, auteure moldave mais qui a écrit ce livre en roumain, m'a marquée par sa poésie, sa dureté, sa cruauté par moment, étant narré tantôt par une enfant, tantôt par l'enfant devenue adulte, une coriace fleur de bunker, une fleur toute fissurée cependant, qui semble certes aller bien, réussir même (elle va devenir gynécologue) mais brisée à l'intérieur à l'image de ce jouet rêvé, ce kaléidoscope, ramassé – à quel prix - sous les roues d'une voiture…des tessons provoquant des cicatrices qui ne se referment jamais.


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