La voiture rouge

Le monde que je vois aujourd’hui me paraît malheureusement rongé en profondeur par les prétendues valeurs qu’il met en avant : ce n’est partout que compétitivité, égocentrisme, consommation et accumulation à outrance, toujours plus de croissance aveugle. Difficile de retrouver dans ce soi-disant progrès un vrai sens à notre existence, vous ne pensez pas ?

Lorsqu’un beau jour d’automne, Anne-Marie, l’épouse du champêtre, fit irruption au café comme un boulet et lança à l’assistance :
— Elle a bougé, elle a bougé, j’vous jure qu’elle a bougé !
Plusieurs regards se levèrent presque machinalement vers la voix criarde qui osait venir troubler le calme de ces lieux, alors que chacun savourait ici paisiblement une pause bien méritée, les uns une partie de cartes, les autres un commérage de quartier. Louis, le tenancier, debout comme à l’accoutumée derrière le zinc, réagit au quart de tour.
— Et si tu commençais par nous dire quoi donc de si capital s’est brusquement mis à bouger ? La statuette de Sainte Rita de la potale d’en face t’a fait un clin d’œil ?
Quelques éclats de rire étouffés, et déjà plus personne ne prêtait attention à l’importune.
— Idiot va, mais que nenni, hein ! Encore sur le pas de la porte, Anne-Marie bouillonnait littéralement d’impatience. C’est de la voiture dont je vous cause, la petite rouge, celle du tournant au bois des laccaires, elle a bougé, j’vous dis !
— C’est sûrement un coup des extraterrestres, fusa une voix loin derrière, déclenchant une nouvelle salve d’hilarité à travers tout le bistrot.
— Ouais, gloussa une autre, ils ont une base dans l’coin et veulent nous faire peur pour que le tour cycliste y passe pas trop près. On pourrait les repérer !
Esclaffements par-ci, gros rires par-là. Mais elle n’allait pas se laisser démonter pour si peu.

Mais voilà, l’esprit humain est ainsi fait qu’il s’accommode finalement sans peine de l’irrationnel lorsque la répétition de celui-ci finit par l’intégrer dans la nature habituelle des choses.

Mais c’est un destin on ne peut plus normal que les parents s’en aillent avant les enfants, l’inverse serait atroce et profondément injuste. Et puis nos êtres chers, une fois disparus, sont finalement avec nous beaucoup plus souvent qu’ils ne l’étaient de leur vivant, n’est-ce pas ?

Pourquoi ne nous sommes-nous jamais mariés ?
- On s’aimait trop, peut-être ?

Le peu de clarté qu'il y a dans le mystère qui nous entoure vient de nous-mêmes : c'est une fausse clarté. Jamais le mystère ne nous a montré de la sienne propre.