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Citations sur Les Guerres précieuses (135)

(Les premières pages du livre)
Pluie fraîche sur pelouse bleue. Herbe d’été humide, relents de terre noire. Toujours ces averses d’août sur les tiges rases, brûlées d’or. Les lourdes gouttes ruissellent sur la vitre, sinuent, serpentent et s’entrelacent en longs rubans de lumière liquide. Combien d’après-midi passées derrière le voile vaporeux du rideau, à suivre du doigt leur tracé nerveux et languide à la fois. Les petits cheveux follets frisent autour des joues, et l’on s’étonne qu’ils soient si blancs alors qu’on est si jeune, nimbée d’éther sous la fenêtre. Et soudain le regard tombe de la fenêtre à la main qui écarte le rideau, et la main est vieille, si vieille.

Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.
Il est des portes dont le bruit quand on les pousse est comme un cri du temps qui brise encore l’oubli.
Il est des escaliers dont on aimerait tant gravir à nouveau les marches, juste une fois, en laissant couler dans sa paume le poli froid de la rampe.

Ça, c’est la Maison.

Il est en revanche des lieux qui font glisser dans votre nuque le malaise moite de l’étranger. Des lieux qu’on ne sent pas résonner en soi. Des lieux qu’on vous impose, qu’on vous oblige à supporter, c’est passager, c’est transitoire, on n’a pas le choix. Quand le monde se fatigue de vous, on vous propose la télé près du lit, la table de chevet pour l’étui à lunettes, le papier peint jaune. C’est joyeux, le jaune, et puis il y a tout ce qu’il faut ici, on s’occupera de vous. On nous fait troquer la Maison pour une chambre dans un mouroir médicalement adoubé. Ce papier peint jaune – le coup de massue dans ma vieille nuque.

De toute façon, je n’aime plus que le fauteuil. C’est le seul meuble que j’ai pu emporter. Il a toujours été un fauteuil de vieux ; celui de l’arrière-grand-père, que je n’ai pas connu, puis celui de la grand-tante Babel, quand elle nous rendait visite. Je comprends pourquoi on l’aime en vieillissant ; on se reconnaît en sa poussière, en sa mollesse. Du bout de l’ongle, je taquine les éraflures de son velours vieux rose.
Le confort de caler ses bras dans l’intimité des accoudoirs. Le tissu glisse tout contre soi telle une seconde peau. C’est comme retrouver l’étreinte d’un amant doucereux, qui serait resté bien plus constant que tous les hommes que j’aurais pu connaître.

En y réfléchissant bien, j’ai été la seule à vraiment aimer la Maison. Même l’arrière-arrière-grand-père, qui l’a désirée, imaginée, construite, ne l’a pas autant aimée que moi. Je l’ai aimée assez pour y rester toute ma vie. Pour abandonner mes études à la Ville, parce que je souffrais trop, loin des bois de mon enfance. Pour dire non à Oktav, quand il m’a tendu la petite bague sur le Pont-Noir un mercredi après-midi, car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison, lui. Il voulait emménager dans un grand appartement du vieux centre, non loin du lycée où il aurait enseigné et où nos futurs enfants auraient appris à nous surpasser. J’ai assez aimé la Maison pour ne rien souhaiter d’autre, dans toute mon existence, que d’y demeurer, blottie au creux des choses familières, me laissant patiner par le temps exactement comme la rampe de l’escalier en colimaçon.

Je ferme toujours les yeux quand je veux m’en souvenir. Je fais ça tous les jours, à chaque minute de conscience, peut-être. Je m’efforce avec impatience, avec violence même, de recréer chaque pièce, chaque recoin. Je m’accroche aux détails, à la forme des interrupteurs, au bruit des boutons de porte qu’on tourne, à la fine couche de poussière sur les ampoules jaunes. Je veux tout revoir, tout sentir à nouveau. Je veux évider l’espace du présent et faire resurgir, à coups de souvenirs forcenés, les lieux que j’aimais tant, que je connaissais par cœur, que j’ai arpentés toute ma vie, et qui, maintenant que je n’y suis plus, s’effacent, se désagrègent.
La Maison comme je l’ai laissée, celle d’il y a quatre mois, peut-être cinq, je me la rappelle. Je me la rappelle un peu trop bien, même. La lente décadence des pièces dépeuplées, des parquets ternis, des couloirs froids où la peinture s’écaille, ça, oui. Le carreau cassé du vitrail par lequel s’engouffrent les feuilles mortes, tourbillonnant faiblement sur le sol du hall comme un couple éreinté valse à la fin de la nuit, je le vois encore, et très nettement. Et aussi les radiateurs en fonte, d’un blanc passé, glacials dans les pièces où l’on ne vit plus, les cheminées murées, les draps sur les meubles dans les chambres où plus personne ne dort. C’était comme ça, à la fin.

Je veux chasser cette image de la Maison. Raviver les couleurs, ouvrir en grand les claires fenêtres où s’engouffre l’air enivrant du matin, cirer l’escalier, nettoyer la table immense de la salle à manger. Mettre le couvert pour une quinzaine de personnes, comme à la grande époque où tous, sans exception, venaient.
Je veux revoir la haute Maison aux planches de bois blanc qui surgissait, quand on rentrait du jardin, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, avec l’herbe qui se brisait en gerbes émeraude sur la volée de marches du perron. Revoir la façade aux fenêtres étroites, avec la véranda qui dépassait sur le côté gauche, le toit pointu et haut hérissé par les conduits de cheminées et les pignons d’un blanc immaculé, avec l’œil-de-bœuf du grenier, perché comme l’œil rond et doré d’un géant rassurant, tout ourlé de bois ouvragé. Je veux revoir les étranges toits aigus qui coiffaient les bow-windows, et qui, en hiver, se frangeaient de stalactites. Je veux revoir les fenêtres qui étincelaient dans l’air frais, caressées par les branches des arbres trop proches de la Maison, lorsqu’une légère brise soufflait. Je veux revoir la grande Maison, avec les colonnes de bois sculpté encadrant la porte d’entrée, glacée d’un vernis chaud de caramel solide, et le vitrail de fleurs entrelacées qui laissait filtrer, quand le soleil brillait au travers, des éclats de couleur dans le hall. Peint d’immenses treillis de feuillage tropical, le hall luisait d’un doux bleu. Là s’élançait l’escalier en colimaçon, dans un tourbillon de bois cuivré.
Tout était ouvert, les senteurs de la cuisine circulaient librement et envahissaient la Maison entière. Les voix grondaient depuis le salon jusqu’au grenier comme le murmure d’un torrent rassurant qui roulerait dans les murs. Du fond de mon oreille, j’entends encore. Le parquet craque et dégage des effluves de pin, et même nos pas d’enfants les plus légers font grincer les planches épaisses. On monte l’escalier en courant, parce que c’est plus drôle d’avoir le tournis en arrivant. Le couloir du premier étage dessert les anciennes chambres de l’oncle et de la tante, celles de quand ils étaient petits, et qu’ils occupent toujours quand ils reviennent nous voir avec les cousins. Eux, ils dorment juste en face de notre chambre, à Harriett et moi. C’est plus pratique pour jouer, ils n’ont qu’à traverser le couloir, et chuchoter le mot de passe à la porte pour qu’on sache bien qu’ils ne sont pas des adultes importuns, qui viendraient tout éparpiller avec leurs grandes jambes maladroites. Tout au fond du couloir il y a la salle de bains, la verte, avec sa fenêtre qui coince un peu, mais par laquelle on aperçoit un bout de verger. En face, il y a la chambre de la grand-tante Babel, quand elle vient poser ici ses malles suintant le camphre. Quand tous repartent, on a l’étage presque pour nous tout seuls. Le deuxième étage, on ne peut guère y jouer ; c’est celui des parents, l’étage sérieux, celui avec les deux salles de bains les plus spacieuses. Enfin, Louisa, cette chanceuse, en a une privative, avec une petite baignoire en céramique, derrière sa penderie. Parce qu’elle est l’aînée des filles, elle a la plus grande chambre, et elle est toute seule dedans. Je n’échangerais cependant pour rien au monde ma chambre avec la sienne, car si c’était le cas, nous ne pourrions pas faire autant de bruit avec Harriett, vu la proximité de la chambre des parents. C’est aussi là qu’il y a le cagibi, dont on ne se sert même plus pour les parties de cache-cache : on sait très bien que c’est le premier endroit auquel on pense lorsqu’il faut se dérober au monde. Le meilleur endroit pour se cacher, c’est bien entendu le grenier. Il est moins grand que quand Petit Père était enfant parce que, depuis, ils l’ont scindé en deux pour aménager la chambre de Klaus. J’aime bien la chambre de Klaus. Elle sent le garçon, parce qu’il n’ouvre pas beaucoup la fenêtre. Comme les adultes n’y montent jamais, on est tranquilles. On entend tous les craquements du toit les soirs de tempête, et il y a un je-ne-sais-quoi de rassurant dans cette mansarde tiède comme un cocon de bois suspendu au-dessus de la forêt.

Mais les images défilent en couleurs fanées, vidées de vie. Les visages sont flous, et c’est le plus douloureux, se rendre compte que l’image de ma famille, jeune, vivante, est perdue à jamais. Je me suis perdue également. Qui étais-je, à huit ans ? Maintenant que la vieillesse me casse le dos et me rompt les doigts, je sens combien j’aurais été agacée, enfant, par ma présence d’aujourd’hui, encombrée par ce qui n’est plus. Je haïrais le théâtre de marionnettes que je dresse en pensée pour rejouer sans cesse les images mortes. Qui étions-nous, dans les bois et dans la chambre, dans la cuisine où la soupe fume ? J’agite des pantins dont les visages s’effacent. Qu’importe, il est un moment où certains nous sont tellement familiers qu’on n’a même plus besoin de leur présence physique pour qu’ils soient là. Il n’y a que des gens avec lesquels on a grandi dont on peut vraiment dire les connaître. Notre évolution particulière s’est légèrement teintée de celle des autres, comme l’eau dans laquelle tombe une goutte de sirop, une seule, suffisante pour colorer de menthe pâle le verre ent
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Hariett est floue en automne. C'est la faute des feuilles mortes, ça fait glisser les souvenirs.
Pourtant, elle adorait l'automne, Hariett. Elle s'éclipsait parfois toute seule dans le jardin, et revenait en disant, sur un ton mystérieux qui m'agaçait, qu'elle avait parlé avec les écureuils, et qu'ils l'avaient écoutée, perchés sur une branche. Je détestait ces bobards, c'était comme si elle m'excluait d'une certaine intimité avec le bois, mon bois que moi seule aimais à sa juste valeur, dont moi seule observais les troncs avec une telle minutie que je savais lire les méandres de l'écorce. Elle jurait que c'était vrai, qu'ils l'écoutaient, la comprenaient, et les autres riaient un peu en lui ébouriffant les cheveux, et ça me faisait mal. Elle était à moi et le bois aussi, et ces deux entités ne pouvaient communiquer sans moi. Je suis le lien, et je le suis toujours, entre le sourire qu'on a tous oublié de Hariett et les grands sapins que je ne verrai plus jamais.
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Vieillir, n'est-ce pas troquer son être vivant pour un être préparé à mourir ? Échanger le fluide vital, les idées folles, l'ivresse du monde, contre une douce langueur, un cocon de morphine, salutaire et lénifiant.
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Le deuil d’un monde, à chaque premier septembre.
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Le matin était toujours un moment du chacun pour soi.
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