Citations sur La caravane (11)
Le peuple dont je suis issu est en train de s'éteindre sous mes yeux et personne ne s'en soucie. Moi, je veux saisir par la bride l'Histoire qui pense s'écouler sans nous et nous laisser pour morts, telles des épaves anonymes.
Plus efficaces, les femmes savent au moins où trouver les choses et sont toujours les premières à mettre la main à la pâte. Partout en pays mongol où les hommes sont devenus des propres à rien, elles doivent depuis peu charger leurs frêles épaules de tous les fardeaux ; ici aussi, elles sont plus vives et courageuses que ceux censés avoir représenté un jour le sexe fort, eux qui se contentent depuis longtemps d’engrosser leurs compagnes, de les tenir en tutelle, et de se faire en plus servir et nourrir.
La steppe de Gobi devient leur yourte et, peu à peu, ils s’accoutument au sable jaune clair et froid qui pénètre par tous les pores. Le matin au réveil, ils se retrouvent recouverts du sable apporté par le vent. Pour s’en débarrasser, ils doivent se frotter les yeux et les oreilles, tapoter leurs vêtements et secouer leurs bottes. Quand ils boivent du thé, il reste une couche de sable au fond de leur bol, et leurs dents crissent lorsqu’ils mâchent de la viande ou du fromage séchés. Ils prononcent désormais le mot sable avec autant de respect qu’ils pensent et disent d’ordinaire pierre ou glacier. (p. 71, Chapitre 8, “L’histoire s’infiltre dans le sable et le froid”).
Le tempérament mongol s’accompagne d’un peu de laisser-aller et de lourdeur d’esprit qui s’expriment tout particulièrement dans la vie nomade. Mais ce que je découvre ici est bien pire, c’est un crime sans nom, une catastrophe sournoise. La vie semi-sédentaire a profondément altéré la nature des anciens nomades qui se vautrent aujourd’hui dans un tas de boue appelé habitude. Tout empêtrés dedans, ils ont besoin d’une main secourable pour les en tirer : le fouet sera cette main. Favorisée par les fêtes d’adieu qui se succèdent sans fin, l’indolence chronique s’est accrue. Jamais encore les gens n’ont été à ce point imbibés d’alcool. Nombre d’entre eux sont devenus des épaves, des singes avides de nourriture et de boisson
A présent, je peux l’affirmer : on mène ici une vie plus originelle et plus nomade que dans les districts laissés derrière nous, voici la Mongolie chère à mon cœur. Je suis satisfait de n’avoir plus à acheter désormais un seul litre de lait. Où que nous passions, on nous accueillera au moins avec du thé, des galettes et du fromage blanc, et on nous demandera comment nous préférons notre lait : cru, bouilli ou caillé.
La journée commence tôt, claire et sereine. Sarygbasch, le chef des cinq veilleurs de nuit, réveille le campement à quatre heures, ce qui lui vaut de ma part des félicitations publiques et un livre dédicacé. L’homme ainsi distingué avoue que, bien qu’il sache lire et écrire, il n’a encore jamais lu de livre, mais il lira celui-ci, dit-il.
J'ai l'impression que même les yourtes sont soûles.
Les uns écrivent l’Histoire avec leur sang, les autres avec leurs larmes. Nous avons écrit la nôtre avec notre sueur, et mon vœu est que cela en reste là. J’ai rassemblé mon peuple dispersé et je l’ai ramené dans la patrie de ses ancêtres. Dans la mémoire des générations futures, je ressemblerai ainsi au Moïse de la Bible.
Le voici aujourd’hui à la tête d’une centaine de personnes dont les visages lumineux n’expriment plus la moindre trace de méfiance. Plein de fierté, il repense au garçon appelé Temüdshin qui s’est engagé avec un unique fidèle sur l’étroit sentier de l’Histoire, réussissant au fil du temps à devenir Gengis Khan.
Vers l’ouest, apparaissent à l’horizon des sommets enneigés : l’Altaï ! La caravane s’arrête une minute. Les gens prient, les yeux pleins de larmes. A l’odeur de l’air, tout le monde croît reconnaître le vent de l’Altaï.