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Critique de oblo


oblo
26 décembre 2023
Au bord de la rivière, sur un humble et branlant étal, sont alignées des pierres. Ce sont des pierres quelconques, sans grâce ni beauté, et pourtant l'homme qui tient l'étal les met en vente. Bien sûr, aucun client ne vient, et l'homme passe là ses journées, comme si l'attente était justifiée par l'arrivée tardive de son petit garçon venu le chercher pour le dîner. Un travail inutile, donc, puisqu'il ne rapporte aucun revenu à celui qui le pratique, et n'est source d'aucun progrès pour la société. Ainsi débute L'homme sans talents, de Yoshihiro Tsuge, chronique d'un échec, certes, mais d'un échec volontaire. de cet homme héros malgré lui, on pourrait dire qu'il tient à un honneur qui le dessert.

Le lecteur se trouve confronté à un parcours qu'il qualifierait volontiers d'absurde. L'homme que l'on suit était autrefois un auteur respecté de mangas. Refusant les compromissions que supposaient des commandes commerciales, il se lança dans la revente de vieux appareils photographiques retapés par ses soins, puis débuta le commerce des pierres-paysages, art parfaitement japonais visant à retrouver dans certaines pierres, trouvées dans le lit des rivières, des paysages évoqués par leurs formes ou leurs couleurs. Évidemment, l'homme n'y connaît rien, ramasse des pierres au hasard dans le lit de la rivière la plus proche de chez lui, et tâche de vendre sa très humble récolte sur un étal de fortune perdu au milieu de nulle part. Malgré l'échec attendu de son entreprise, l'homme persiste, et embarque femme et enfant dans un parcours hasardeux ressemblant fort à un suicide tant professionnel que social et familial.

Toutefois, ce personnage semble choisir volontairement cette marginalisation. Car celle-ci est garante de liberté, au sens où aucun homme ne peut dicter sa conduite à cet "homme sans talents". Cette liberté est d'ailleurs à mettre en rapport avec le reste de la société japonaise, dans laquelle hommes et femmes font des choix raisonnables, attentifs tant à leur famille qu'à la gestion de leur carrière. Ainsi, L'homme sans talents semble déjà porter une réflexion sur la condition humaine et sur le principe de liberté. Est-il vraiment libre, celui qui fait ses choix en fonction des opportunités futures ou des succès quasi certains que ces derniers lui apporteront ?

A lire L'homme sans talents, on ressent toutefois presque une gêne, une douleur, tant le parcours de cet homme apparaît laborieux et sans espoir. Défendant parfois jusqu'à l'absurde sa façon de voir et de faire, et à travers cela son honneur, il entraîne dans son sillage son épouse et son fils, qui se morfondent de désespoir et de tristesse. Les personnages secondaires qu'il croise sont peu reluisants (le collectionneur de pierres-paysages, l'antiquaire spécialiste des appareils photos, l'aubergiste ...), auxquels l'auteur ajoute, en fin de manga, ce conte relatant la vie d'un vieil artiste qui vivote grâce à la pitié qu'il inspire, avant de finir rejeté de tous, son cadavre traité comme un objet encombrant. Les hommes sans talents sont nombreux dans le manga : sans talents, au sens où leurs efforts individuels sont inutiles pour la société, puisque dans celle-ci, ils sont invisibles. Ainsi du personnage principal, invisible physiquement pour ses clients, puisque son humble étal est au bord de la rivière, où personne ne passe. Invisibilité géographique, invisibilité sociale de cet homme dont bientôt même l'épouse n'attend plus rien. de là, on retourne à la réflexion initiale, relative au degré raisonnable des choix faits par tel ou tel personnage. Et de se poser la question du jugement de ce caractère raisonnable : qui décide de la pertinence de telle ou telle décision, si ce n'est nous-mêmes, lecteurs de ce manga, femmes et hommes engagés dans la vie civile ? Déterminer le manque de raison ou d'utilité apparaît alors bien subjectif, et ces qualificatifs peuvent, d'une certaine manière, être attribués arbitrairement à toutes et tous, à tout moment de la vie. Demeure donc le libre-arbitre, seul élément tangible de la vie des hommes et qui, par son essence inconstante, induit ainsi grandement la fragilité de la condition humaine.
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