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Critique de Erik35


MARK TWAIN : ANTISPÉCISTE AVANT L'HEURE ?

Mark Twain n'est pas gentil, non, vraiment pas.
Qui plus est, Mark Twain se moquait comme d'une guigne de l'être.
En revanche, Mark Twain était un franc thuriféraire de l'humour acerbe, un passionné de l'ironie mordante, un exégète de la satire lumineuse et vibrionnante, un apôtre de la confrontation des hommes face à leurs contradictions fats, leurs certitudes imbéciles, leurs dogmatismes délétères, leur phraséologie hypocrites, aussi vide de sens qu'elle peut souvent se faire enflée, démesurée, grotesque !

Malheureusement trop souvent cantonné, en France, au rôle de l'écrivain classique pour la jeunesse - certes de génie, mais pour autant d'un domaine très enfermant de la littérature - avec ses innombrables traductions (pas toujours bien respectueuses des textes originaux) de "Les aventures de Tom Sawyer" ainsi que du roman qui lui fait souvent pendant dans l'esprit des lecteurs, "Les aventures de Huckleberry Finn", un large public ignore encore, chez nous, toutes les facettes de ce génie protéiforme dont William Faulkner soi-même affirmait qu'il était rien moins que «le père de la littérature américaine». Fort heureusement, la curiosité de nombre de petites maisons d'édition, jeunes ou moins jeunes - ainsi qu'une certaine américanophilie pas toujours bien tempérée, mais nous ne nous en plaindrons pas pour cette fois ! - aident à la déconstruction de ce mythe de l'auteur jeunesse que Twain faut certainement, mais parmi d'innombrables autres cordes à sa plume (si vous permettez la légèreté de l'expression) !

Par ailleurs, sa propre fille et seule survivante d'une fratrie de trois enfants, Clara Clemens - n'oublions pas que Mark Twain s'appelait en réalité Samuel Langhorne Clemens - était tellement réticente à l'idée de publier les "Lettres de la Terre" dont les quelques textes proposés ici par les éditions Actes Sud sont extraits , en raison de leur caractère "blasphématoires" et, toujours selon elle, peu représentatifs de l'oeuvre de son père, qu'elle en empêcha la publication jusqu'à sa disparition à l'âge de quatre-vingt huit ans, en 1962, c'est à dire cinquante et un ans après leur rédaction par son génial papa ! Il faut dire que, sur la fin de sa vie, après une belle carrière de chanteuse d'opéra (et de biographe de Twain), Clara Clémens avait rejoint les rangs d'un culte gnostique chrétien, "la science chrétienne". Les mots très durs et même impitoyable de Mark Twain à l'égard des religions, au premier chef desquelles la foi chrétienne, ne pouvait dès lors que heurter la "sensibilité" de sa fille. Il faut dire que toute forme de pensée "créationniste" y prend ici pour son grade !

Mais il aura encore fallu un demi-siècle pour pouvoir lire ce petit bijou d'humour et de sarcasme. L'oubli est enfin réparé, pour notre plus grand plaisir. On y trouve ainsi cinq textes se présentant comme de brèves conférences - Mark Twain était un conférencier hors-pair - dans lesquelles la satire le partage à la profondeur des idées de l'auteur quant à la bêtise moralisante de ses contemporains. En quelques mots, voilà comment on peut résumer son propos : L'homme un être supérieur, vraiment? Mais alors, qui égorge son prochain au nom de la morale ? Qui ment, pille, exploite, saccage toute la semaine et se repent le dimanche ? Qui encore imagine que son intelligence supérieure - la seule chose que Mark Twain reconnait à ses semblables - lui permet d'asseoir cette supposée supériorité sur le reste de la création, quand bien même, par "patriotisme", il tue d'autres hommes afin de lui voler son territoire, de l'en chasser, quand bien même il imagine que le sens même de l'histoire, depuis le fond des âge, depuis la première amibe ou, pour reprendre l'exemple de l'auteur, depuis la création de l'huître, entre autres, n'a été réalisée QUE pour en arriver à ce sommet indépassable de l'évolution, à savoir NOUS ? Et de conclure par cette image aussi désopilante que marquante : «Si la tour Eiffel représentait l'âge du monde, la couche de peinture sur le mamelon du sommet représenterait la part de l'homme à l'échelle de cet âge et n'importe qui verrait que cette couche était ce pourquoi cette couche a été construite». Et d'ajouter, faussement naïf : «J'imagine, chais pas» !

À travers les cinq textes courts présentés ici, Mark Twain - qui aimait véritablement ses semblables humains, à l'exception de nous autres, français, qu'en pur américain moyen d'avant l'heure des études sociologiques à grande échelle, il jugeait pédant et peu hygiénique -, Mark Twain règle donc les comptes de toutes nos bassesses, notre suffisance, cet anthropocentrisme insupportable et sans fondement éthique véritable dont on voit bien aujourd'hui qu'il est parvenu à ses limites ultimes, tandis que nous avons contribué à l'une des plus importantes destructions de masse de notre environnement éco-biologique, et certainement l'une des plus rapides ; il nous rappelle en quelques lignes cinglantes à quel point nous pouvons être cruels, parfaitement gratuitement comme dans le cas de ces chasses aux bisons massives et pour le seul plaisir des "chasseurs", que Twain cite en exemple, et qui faillirent être la cause de la disparition totale de ces fiers bovidés en quelques rapides décennies, mais cruels aussi par nos guerres et notre goût pour la torture, cruels avec les femmes, cruels avec les plus faibles, cruels par nos mensonges et notre goût pour la destruction, pour l'usage primaire de la force, pour nos avanies moralisatrices, le détournement de notre intellect à des fins mauvaises ou des discours cagots et fallacieux. Mais ce qui pourrait s'avérer être un texte lui-même moralisateur sous toute autre plume moins douée se fait réjouissant, jubilatoire et profond sans trop en avoir l'air, sous celle de l'américain.

On lui pardonne même de nous mettre, nous autres français, encore plus bas que le plus minable des humains à travers une interprétation toute personnelle des théories darwiniennes, tant c'est délicieusement et cocassement amené : «Nous sommes descendus et avons dégénéré depuis quelque ancêtre lointain - quelque atome microscopique baguenaudant, qui sait, sur la gigantesque surface d'une goutte d'eau - cascadant d'insecte en insecte, d'animal en animal, de reptile en reptile, tout le long de la grand-route de la pure innocence, jusqu'à atteindre le fin fond de l'évolution, que l'on nommera l'être humain". Plus bas que nous, rien. Rien, si ce n'est le Français.» En faire un motif de fâcherie serait, de toute manière, imbécile car s'il nous tance sans vergogne, c'est aussi après avoir consacré un de ses cinq petits chapitres à l'oeuvre d'un de nos plus grands écrivains de l'époque, Emile Zola, dont il fait un panégyrique en creux (rien ne peut être dit sans malice, chez Mark Twain, et le texte débute comme une véritable critique en règle !) de son roman "La Terre". C'est sans aucun doute ce que l'on pourrait appeler de "l'amour vache", tant à notre l'égard de nos aïeux hexagonaux (qu'il connaissait relativement bien, s'étant rendu à plusieurs reprises dans notre pays, ayant par ailleurs consacré un livre à "notre" Jeanne d'Arc), qu'à celle de l'humanité toute entière.

Alors, antispéciste Mark Twain ? Possiblement. Mais plus certainement encore avide d'honnêteté intellectuelle, d'amour entre les êtres, quels qu'ils fussent, et puis, à quelques années de sa propre disparition et après avoir lui-même perdu nombre de ses proches (femmes et enfants), une vision sans doute plus sombre et désespérée de l'existence que son humour dévastateur et ses démonstrations aussi généreuses que cocasses ne veulent bien le laisser paraître. «L'humour : la politesse du désespoir» affirmait le cinéaste et écrivain Chris Marker. C'est peut-être excessif dans le cas Mark Twain, car l'homme eut trop de bonheur à vivre son existence, mais ce n'est pas totalement incongru, même concernant l'auteur du désopilant (et très sarcastique) Un yankee à la cour du roi Arthur. Nous subsistent aujourd'hui des textes que l'on pourrait mettre sans hésiter entre les mains de jeunes scientifiques et d'apprentis philosophes mais qui feront aussi le bonheur de tout lecteur capable d'autodérision et d'humilité !
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