Voyage en mer intérieure

L'air de la chambre est humide, un voile de lumière filtre à travers les volet. La douceur de la pièce et l'envie de découvrir un nouvel univers me poussent à me lever. J'ouvre la fenêtre. Le ciel est encore gris. Les battements de mon cœur sont perceptibles, un pouls régulier et puissant. J'ai envie de vivre et de garder en moi chaque minute, chaque seconde de cette journée. Je sais qu'elle sera belle.

Mes deux familles ont chacune établi leur vérité, monté leur propre mécanisme de protection, de survie, après une épreuve manifestement douloureuse pour elles. Il est naturel qu'aucune ne cède facilement : il est tellement plus confortable de marcher le long d'un chemin balisé qu'oser se lancer dans un sentier dont on aperçoit le début mais pas l'arrivée. Les loyautés familiales sont fortes et se rigidifient davantage à chaque génération. Intellectuellement, je comprends ce qui se passe, le mythe qui se crée et perdure. Mais je refuse de m'y soumettre. Que je sache, je suis un être de chair et de sang, pas un ectoplasme éphémère !

Il est des liens qui se tissent instinctivement, sur l'instant. Des amitiés qui naissent d'une rencontre hors du temps et des conventions.
[...] Certaines propriétés, certains lieux nous défient, dégagent une énergie, une force impérieuse capable de rappeler à elles les âmes nées en leur sein où qu'elles se trouvent dans le monde. Ce n'est qu'aujourd'hui que je comprends toute la puissance des liens du sang. J'appartiens, que je le veuille ou non, à une communauté inaliénable. Je suis à présent connectée à mes racines.

Est-ce la rencontre qui oriente le destin ou le destin qui oriente la rencontre ? Qu'elles soient le fruit du hasard ou prédestinées, il est des confluences qui deviennent la clé de voûte de notre existence. Il y a également des rendez-vous qu'il faut oser provoquer. Et au sein de la famille, cela n'a rien d'évident : faire l'effort d'un tête-à-tête sincère avec un proche, c'est prendre le risque de bouleverser une pièce de théâtre dirigée par un metteur en scène aussi puissant qu'invisible. C'est aussi une chance de se découvrir sur un autre jour. Cette confrontation, paradoxalement beaucoup plus délicate qu'avec un inconnu, est nécessaire à notre construction.

Ces années m'ont néanmoins permis de prendre conscience de cette partie du corps qui fait partie de moi au même titre que mon cœur ou mon estomac. Et pourtant, qu'il est difficile de se représenter ce lieu, cet endroit enfoui, secret et invisible. Qu'il est compliqué d'évoquer le sexe féminin, même chez un gynécologue. Dans mon expérience, le cabinet de gynécologie est un des rares lieux médicaux où au moment de l'examen, le docteur pose généralement des questions sur notre vie, nos enfants et nos loisirs, mais pas sur l'endroit qu'il examine. Il doit en permanence trouver le juste équilibre entre respect de la pudeur et démystification. Quel métier difficile ! Et dans le fond, le problème est identique pour la transmission de mère en fille. Je suis aujourd'hui convaincue de la nécessité de parler à nos filles de leur corps. La communication à ce sujet n'est ni un risque, ni une opportunité. C'est une nécessité, pour leur santé et leur bien-être. Encore faut-il trouver les mots justes. Pourvu qu'il y ait de l'amour et un profond respect, je pense qu'il n'y a guère de risque de se tromper.

A cet instant précis, je fais l'expérience dans ma chair et dans mon esprit du sens du mot résilience. Une faculté d'accompagner les tempêtes, les tremblements de terre qui jalonnent l'existence, plutôt que de leur résister. Et cet ancrage, cette volonté de ne pas sombrer, cet accrochage à la vie telle qu'elle se présente, c'est mon père qui me l'a transmis.

- Et comme elle n'a rien voulu entendre, vous m'ave guidée ?
[...]
- Absolument pas. Je n'ai rien dit ni induit. Vous avez trouvé seule votre vérité. Et c'est merveilleux. Vous pouvez être fière de vous, je le pense sincèrement.

- Je me rends compte que le passé d'une famille a des implications sérieuses sur l'avenir de ses membres. La médecine a évolué à ce sujet : la plupart des scientifiques sont maintenant convaincus que le corps et l'esprit sont intimement liés. J'ai rencontré récemment un médecin, Ghislain Devroede, qui a participé à l'écriture d'un livre à ce sujet. Les auteurs expliquent que le corps exprime ce que la tête ressent. A force refouler des événements anciens, à force de ne pas mettre des mots sur les choses, le corps exprime ces blocages sous forme de douleurs. Lors d'une séance, ce médecin m'a dit que le corps ne ment jamais. On parle beaucoup de communication transgénérationnelle maintenant : notre inconscient serait la mémoire de tous les événements marquants d'une famille.

- Eh bien, Docteur, cela n'a pas l'air brillant ! Il serait temps de voir des choses positives, non ?
- C'est votre vie que vous ressentez. Vous ne pouvez pas imposer à votre inconscient de vous montrer ce que vous avez envie de voir. L'inconscient a ses règles, qui ne sont pas celles de votre conscient. S'il vous fait remonter le temps, il a certainement de bonnes raisons. Faites-lui confiance.

Ce propos est salvateur et sèche mes larmes. Il me rend la maîtrise d'événements devant lesquels, jusqu'à cette rencontre, je suis restée passive. Pour la première fois, je passe imperceptiblement du stade de malade en attente de soins à celui de malade en quête de guérison.