J'aimerais pouvoir écrire qu'en tant qu'auteur serbe,
Srdjan Valjarevic nous offre un point de vue substantiel de la Serbie d'après-guerre mais je crois qu'il va falloir attendre de lire
Journal de l'hiver d'après pour cela. Et même si les allusions au pays des Balkans sont effectivement parsemées ici et là, elles éludent tout de même en grande partie ce point sensible, en restant suffisamment vague pour ne pas l'évoquer de front puisque telle n'est pas la question ici. Néanmoins, on ne restera pas totalement sur notre faim, le préambule du texte nous offre une vision, certes plus que concise, mais nette et claire du pays: dévasté, à l'image du studio de l'auteur, lui-même ravagé par les fuites d'eau, champs de mine qui n'est le reflet de sa vie. La Serbie, pays déserté par nombre de ses habitants et à l'économie qui peine à retrouver un second souffle. Petit rapide retour en arrière, la république de Serbie a fait l'objet de sanctions économiques de la part des Nations Unies au milieu des années 90, puis par les raids aériens de l'OTAN en 1999 qui ont détruit ses zones industrielles et infrastructures. Ici, la guerre est finie, le pays exsangue et la reconstruction des hommes et des villes est lente et difficile. Et, en arrière-fond du récit du jeune Serbe, on ressent ces blessures qui ont marqué l'éclatement Yougoslave, ces questions larvées, cachées, qui ne manquent pas de faire surface dès que l'occasion se présente. Si notre personnage est un taiseux patenté, qui ne dévoile qu'au compte-goutte quelques bribes d'informations personnelles, on pressent néanmoins qu'il aurait long à en dire et que les rares réponses qu'il émet aux questions qui le touchent particulièrement se révèlent être plutôt directes et sèches.
Je crois que dès la deuxième page, je suis tombée sous le charme de cette écriture intimiste, sous le ton confidentiel du personnage, qui m'a apparu plutôt sympathique, qui nous fait glisser doucement dans sa bulle. Quel est donc le destin réservé à cet homme et ce pays? Car pour redresser la Serbie, il faudrait d'abord guérir les âmes esseulées et marquées. Un peu comme le lac de
Côme, nous évoluons au rythme de l'intériorité de notre homme, paisible en surface, mais qui en profondeur, est traversé de remous.
Soyons honnête, tout attachant qu'il soit, notre personnage est complètement paumé, dans sa vie, dans ce pays abîmé, qui cicatrise difficilement. Bien plus qu'une aubaine d'écrire un roman, ce mois de répit qu'on lui accorde loin de chez lui, dans ce qui semblerait être un bon avant-goût du paradis, est très symbolique, comme l'expression d'une compensation, le don d'un mois de paix absolu, dans la mesure ou l'entourage est tout à fait conscient des plaies que son pays et lui portent. Ce séjour agit comme un pansement sur lui, où l'eau, a priori inhospitalière agressive et destructrice chez lui à Belgrade, agit à
Côme comme apaisante et curative.
Côme, Bellagio, la ville, son lac, ses habitants, est le lieu de retour à une vie normale pour ce jeune auteur serbe. Avec cette focalisation interne sous le regard de notre jeune serbe, nous touchons là à la difficulté pour les survivants de guerre à parler, revenir sur le traumatisme qui est le leur. le silence du lac n'est qu'un écho à son silence à lui, embourbé dans les vapeurs d'alcool, qui ne parvient même pas à écrire.
D'ailleurs, le véritable défi ici pour lui est de retrouver sa voix qui semble l'avoir quitté. Effacer cette mémoire, pleine de douloureux souvenirs, les remplacer par ces nouvelles images, ces délicieux souvenirs de douceur et de paix. le narrateur essaie de réapprendre à être heureux, du moins trouver une nouvelle façon de l'être. Les non-dits qui se cachent derrière le silence du jeune homme sont bien plus forts que les quelques bribes de dialogue, qu'il parvient à avoir avec ses collègues artistes et scientifiques de la villa ainsi que les habitants du village. J'ai été réceptive à sa sensibilité qu'il tait derrière une pudeur digne, que l'on devine à peine à travers cette armure qu'il s'est forgée au fil du temps en Serbie.
C'est le roman de renaissance, d'un homme ordinaire qui tente de renouer avec la vie, renouer avec la nature, le monde qui l'entoure et l'être humain. Retrouver sa capacité à pouvoir raconter le monde pour peut-être pouvoir un jour raconter la sombre histoire de son pays, qui reste la sienne après tout. Parce que la reconstruction du pays passe certainement avant tout par la reconstruction de ceux qui le peuplent, notre jeune auteur a compris qu'il lui était nécessaire de retrouver, inventer une nouvelle façon d'être heureux, de profiter des moments heureux que la vie peut offrir. Aussi paradisiaque soit-il, ce qu'ils nomment pompeusement le Bellagio Center, qui regroupe un tas de savants femmes et hommes, souvent aisés, certains peu conscients de la chance qui est la leur, lui devient de plus insupportable, et m'est devenu, à moi aussi, peu à peu insupportable. Et notre jeune auteur, en marge de ces mondanités parfois trop frivoles, ne peut s'empêcher de s'émanciper vers le village, où il parvient davantage à se fondre avec les habitants. Malgré tout, cela reste le lieu ou sa sociabilisation s'est amorcée, ce cadre idyllique, et dépaysant, qui lui permet de se remettre sur les rails de sa vie.
Je me suis bien volontiers laissé bercer dans ce roman par les rythmes concertés de la voix du narrateur et celle de l'eau, et c'est avec regret que j'ai tourné la dernière page de
Côme, qui m'a laissé comme un gout doux-amer. Même moi en tant que lectrice, je m'y suis sentie bien à
Côme, avec sa paix et son harmonies bienfaitrices, en compagnie de son invité serbe. Quant à savoir si le séjour de notre jeune auteur a effectivement eu des bienfaits durables, il ne me reste plus qu'à se plonger dans
Journal de l'hiver d'après!
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