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Critique de jlvlivres


« Tungstène » est un petit roman polémique de César Vallejo traduit par Nicole Réda Euvremer (2011, le Temps des Cerises, 140 p.). Il montre l'exploitation des mineurs indigènes dans les mines de tungstène au Pérou. « L'amour profond que Vallejo porte à l'Homme va être, vers la fin des années vingt, renforcé par la théorie de l'action collective ». Mais le roman est peu diffusé, et donc peu lu, alors qu'il a été écrit d'après ce qu'il a vu lorsqu'en 1910, les misères des indiens et des mineurs.

En 1910, à Trujillo, il assistait son père gouverneur et voyait la vie pénible des mineurs de Tambores et de Quiruvilca, dans les mines de tungstène, d'où il tirera « Tungstène » en 1931. Il commence des études de littérature à l'Universidad de la Libertad de Trujillo. Un peu plus tard, en 1912, il quitte l'École de Médecine de Lima, et devient caissier à la plantation de sucre « Roma » dans la vallée de Chicama. Et pourtant César Vallejo était un « cholo », une personne née d'ascendance mixte européenne et indienne, un peu comme un « albino » blanc métissé lui aussi.
Là, il est à nouveau confronté à l'exploitation des Indiens. L'année suivante, il reprend ses études littéraires, notamment avec Ciro Alegria, qu'il forme. Il publie ses premiers poèmes dans les journaux locaux, et tombe amoureux de Maria Rosa Sandoval, séduisante et intelligente qui fut la muse de certains poèmes des « Hérauts Noirs ». En 1920, à Santiago de Chuco, il est accusé à tort du pillage d'une maison et sera incarcéré à Trujillo pendant 112 jours. Cela va le marquer à vie, car étant innocent. En prison, il écrit la plupart de ses poèmes et récits qui formeront « Trilce » (1922) publié dans « Poésies Complètes » (1992, Flammarion, Barroco, 442 p.). Les poèmes accentuent le pessimisme déjà fortement présent dans « Les Hérauts Noirs ». Mais l'angoisse et la désolation apparaissent avec un nouveau langage poétique, désormais dépourvu de toute trace moderniste. Il part ensuite pour Paris où il arrive le vendredi 13 juillet 1923. « S'il pleuvait cette nuit, je me retirerais à mille ans d'ici ».
De ses années à Trujillo, il va tirer « Tungstène » et la dure réalité sociétale des travailleurs. « Entre 1908 et 1913, j'ai démarré et arrêté plusieurs fois mes études collégiales, dans le même temps de travail en tant que tuteur et dans le département des comptes sur une grande plantation de sucre. A la plantation de sucre, j'ai vu des milliers de travailleurs arrivant dans la cour à l'aube pour travailler dans les champs jusqu'à la nuit pour quelques cents par jour et une poignée de riz. »
La forme que va prendre ce petit livre est indissociable de sa conviction que le problème de race était fortement lié au problème de classe. C'est la suite logique de son adhésion de plus en plus active en faveur du socialisme. A ses côtés, on trouve José Carlos Mariategui (1894-1930) qui va développer un socialisme typiquement péruvien. Son livre « Sept essais d'interprétation de la réalité péruvienne » (1968, La Découverte, Maspero, 276 p.) rédigé en 1928 reste un livre phare au Pérou. Il se raconte que Ernesto Guevara, dit « Che Guevara » se serait initié à la théorie marxiste avec les écrits de José Carlos Mariátegui. Plus tard le « Sendero Luminoso » traduit en « Sentier Lumineux » tirera son nom du slogan « Par le sentier lumineux de José Carlos Mariátegui » après la fondation du parti communiste du Perou (PCP-SL). On trouve également à ses côtés Victor Raul Haya de la Torre (1895-1979) qui va fonder le mouvement APRA - l'« Alliance populaire révolutionnaire américaine » (APRA) en 1924. Il prônait des solutions « indo-américaines » aux problèmes latino-américains. Il appelait au rejet de l'impérialisme américain comme du communisme soviétique « « ¡Ni con Washington ni con Moscú! ». Cet engagement politique de César Vallejo le fait expulser de France en 1930, où il était parti vivre sept ans plus tôt.
L'action du roman « Tungstène » est centrée dans une ville minière fictive proche de la capitale provinciale, Colca. L'action débute en 1917, juste avant l'entrée des États-Unis dans la Première Guerre. Il s'agit d'approvisionner en tungstène l'industrie de l'armement pour laquelle ce métal est crucial. La Mining Society, société nord-américaine propriétaire des mines de tungstène de Quivilca, décide d'en extraire le minerai, avant l'entrée en guerre imminente des États-Unis. Elle reprend la mine, et le boom est en marche : les paysans sont d'abord attirés puis contraints à travailler pour l'entreprise, les Indiens locaux, les Soras, sont privés de leurs terres et de leurs animaux. Les petits-bourgeois, entrepreneurs, se bousculent sur le dos des pauvres pour la richesse et la fonction, alors que les fonctionnaires et dignitaires locaux, tous vénaux trouvent une nouvelle source de corruption qui va avec le pouvoir chez les capitalistes étrangers.
Pour cette raison, ils louent les services des « peones » et emploient des natifs de Colca. Ceux-ci et le directeur de l'entreprise se sont installés dans un endroit près d'une communauté indigène qui vivait séparément. La colonisation du pouvoir appelle à la mise en place d'une hiérarchie dirigée par des Blancs avec « una vasta indiada » pour travailler dans les mines.
En plus des péones et des mineurs, on découvre les portraits, quelque peu caricaturaux les directeurs et cadres de l'entreprise. Il y a là Weiss et Taik, directeur et directeur adjoint de la « Mining Society ». le directeur fume de la pipe et dégouline d'un paternalisme arrogant. « Monsieur Taik avait dit sèchement à José Marino : / - Tu me trouve, d'ici un mois, une centaine de peones de plus dans les mines... / - Je ferai ce que je peux, M. Taik, répondit Marino. / - Ah non ! Ne me dis pas ça. Tu dois le faire. Pour un homme d'affaires, rien n'est impossible.../ [...] / Bon. Bon. Une centaine de peones de plus en un mois. Sans faute ».
On trouve aussi le caissier de l'entreprise, Javier Machuca; l'ingénieur péruvien Baldomero Rubio. le gros et rusé José Marino a pris l'exclusivité du bazar et l'embauche d'ouvriers pour la « Mining Society ». Entrepreneur en main-d'oeuvre et complice des américains, il livre volontiers sa petite amie indienne Graciela pour un viol collectif. Il y a encore, Baldazari, et le géomètre Léonidas Benites, assistant de Rubio qui ne valent guère mieux. Ces conquérants sont considérés comme étant d'une souche héroïque, contrairement aux colonisateurs. Ils se sentaient des gentlemen, ils ne se sentaient pas des pionniers. Au fond, ils avaient une foi absolue dans leur doctrine. Ce sont des intellectuels qui doivent diriger et gouverner les Indiens et les ouvriers. Cette doctrine, ils l'avaient apprise à l'école et à l'université et entretenue par la lecture de livres, magazines et journaux, nationaux et étrangers.

Ainsi va le livre. de fait, les deux premiers tiers constituent une étude de genre sur la brutalité sans vergogne. C'est une série de vignettes qui montrent la corruption, la répression et la brutalité de la maîtrise. C'est en fait le prologue de l'arrivée en scène de Servando Huanca, le héros indien prolétarien.
Les jeunes indiens sont enrôlés de force dans le service militaire, officielle et privée. En effet, l'armée et les entrepreneurs miniers ont des « quotas de corps ». Ces recrues doivent être obtenues par tous les moyens. Ils viennent à pied depuis leurs maisons à Colca, attachés par la taille aux mules que chevauchent leurs ravisseurs. Ce sont pour la plupart des indiens Yanaconas. « Analphabètes et totalement déconnectés de la société civile, économique et politique de Colca, ils vivaient, pour ainsi dire, hors de l'État péruvien et hors de la vie nationale. Leurs seules relations se réduisaient à quelques menus services ou au travail forcé que les Yanaconas rendaient ordinairement à des entités ou personnes invisibles pour eux ». Maltraités à tel point que certains en meurent, provoquent l'indignation de la population. « Ils sont la marchandise de celui qui détient le pouvoir et la richesse avec de troubles manipulations illicites : Cela a été convenu entre José Marino et le sous-préfet Luna ».
Un indien rebelle, Servando Huanca, s'avance pour parler au nom de la foule avec une autorité naturelle et une conscience de classe instinctive. Ces qualités inspirent le peuple et intimident momentanément les autorités. Jusqu'à ce que la troupe reçoive l'ordre de tirer dans la foule. Plus tard dans la nuit, des justiciers poursuivent tous les Indiens, tirant pour tuer. Certains, cependant, sont tout de même placés en détention. Des accords sont cependant conclus par des fonctionnaires vénaux qui permettent aux prisonniers d'être renvoyés pour aider à remplir le « quota corporel » de l'entreprise.
Enfin, la troisième section du livre est une sorte de post-scriptum au massacre de Colca. Vallejo laisse son indignation et sa passion se transformer en idéologie mécanique : Servando Huanca « parle une novlangue » un exercice d'orthodoxie heureusement bref, proclamant que la révolution mondiale est en marche, qu'elle sera dirigée par un prolétariat militant inspiré par Lénine et non par des « intellectuels bourgeois ». Ce mouvement est censé balayer les classes dirigeantes au Pérou.
Selon Huanca « Il n'y a qu'une seule façon pour vous, les intellectuels, de faire quelque chose pour les pauvres peones, s'ils veulent vraiment nous prouver qu'ils ne sont plus nos ennemis, mais nos camarades. La seule chose que vous pouvez faire pour nous est de faire ce que nous disons, de nous écouter et de vous mettre à nos ordres et au service de nos intérêts. Rien de plus. Aujourd'hui, c'est le seul commentaire que nous puissions comprendre. Plus tard, on verra. je vais y travailler plus tard, ensemble et en harmonie, comme de vrais frères ». C'est un hymne à la fraternité, à la confluence des idéaux au détriment de la hiérarchie économique des classes. de bien belles paroles.
Vallejo se permet même de terminer son roman par « Dehors, le vent se levait, présageait une tempête ».
Il est dommage que la teneur du livre ait rebuté la critique, essentiellement nord-américaine. Elle a beaucoup insisté sur la teneur communiste et marxiste du livre, sans se préoccuper de l'attention portée aux indiens et aux populations exploitées. On note le même sentiment de rejet qui a prévalu à la sortie des livres de Manuel Scorza dont le célèbre « Roulements de tambour pour Rancas » (1972, Grasset, 302 p.). Récit véridique d'un combat solitaire que l'auteur introduit ainsi . « Ce livre est la chronique désespérément vraie d'un combat solitaire : celui que livrèrent dans les Andes centrales, entre 1950 et 1962, les habitants de quelques villages visibles seulement sur les cartes d'état-major des troupes qui les rasèrent. Les acteurs, les crimes, la trahison et la grandeur y ont presque toujours leur nom véritable ».
A Yanahuanca, la population est terrorisée par le Docteur Monténégro, dit « l'habit noir », juge du district et riche propriétaire. Les paysans, peu éduqués et sans défense, se voient privés de leurs droits. S'ajoute à cela, l'apparition d'une clôture plantée par la « Cerro de Pasco Corporation », puissante compagnie minière américaine. Cette clôture ne fera que s'agrandir tout au long du roman, comme un personnage vivant. Elle va couper les accès aux différents villages, aux terres pour les troupeaux. Résultat, les bêtes mourront de faim et les habitants sombreront dans la misère. Ultime résistance avant l'apparition de la troupe. Un habitant de Rancas, Hector Chacon, va tenter de stopper l'avancée de la clôture, au moins de mettre fin aux agissements du Docteur Monténégro mais l'issue de la rébellion sera l'arrestation d'Hector et le massacre des habitants.
L'humour n'est pas absent du livre. Certains personnages sont dotés de pouvoirs surnaturels. Hector Chacón est surnommé « le Nyctalope ». Il est « capable de suivre la course d'un lézard par une nuit sans lune ». El Abigeo communique avec les animaux et Pis-Pis, connu pour ses potions vénéneuses. La nature aussi résiste. Ainsi les arbres « se sont tordus, secoués, secoués, les pauvres, comme s'ils souhaitaient avoir des pieds pour partir ». Quant à la funeste clôture, elle semble animée d'une vie propre : au fil des pages, on la voit prendre des proportions monstrueuses, sans l'aide d'aucun ouvrier.
De nombreux spécialistes disent que sans la réforme agraire, le terrorisme au Pérou aurait triomphé. C'est probable, mais de loin, pas suffisant. Grâce à elle, les paysans se sont sentis en quelque sorte entendus et ont trouvé une réponse de l'Etat. Lorsque Morales Bermúdez succéda à Velasco au pouvoir, en 1975, il tint une conférence à Rancas disant que la réforme agraire était irréversible. le seul problème, non prévu, ni vraiment géré, était de leur donner des terres sans leur apprendre à les gérer. Résultat, il existe aujourd'hui de vastes terres incultes, réduisant d'autant la capacité de production.

Phrase culte : « les indiens du Pérou seront libres le jour où les cochons voleront ». Hélas. Cela me rappelle une anecdote lors de mon arrivée en Equateur pour deux années de coopération. Je commençais à lire l'espagnol, dans les journaux. Et un matin il y eut ce titre d'un accident de car (fréquent) dans la montagne. « Accident de bus : 2 morts et 5 indiens ». Un titre qui dit tout en si peu de mots, et autant de sous entendus.

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