On a peine à croire, en lisant ce superbe roman péruvien, que les héros dont il y est question aient vraiment existé. Et pourtant, Manuel Scorza (1928-1983) n'a rien inventé. « Ce livre, déclare-t-il en introduction, est la chronique désespérément vraie d'un combat solitaire : celui que livrèrent dans les Andes centrales, entre 1950 et 1962, les habitants de quelques villages visibles seulement sur les cartes d'état-major des troupes qui les rasèrent. Les acteurs, les crimes, la trahison et la grandeur y ont presque toujours leur nom véritable. »
Lutte inégale bien sûr, que celle qui oppose cette poignée d'Indiens déguenillés à la « Cerro de Pasco Corporation », puissante compagnie minière américaine qui a décidé de les chasser de leurs terres : le symbole de cette expropriation est une immense clôture qui ne cesse de croître, coupant progressivement les voies de communication et privant les communautés indiennes de leurs pâturages. On s'en doute, tout cela ne saurait se faire sans le concours des autorités, sous-préfets, magistrats et officiers venus de Lima, pour lesquels le mépris envers les Indiens des hauts plateaux « est devenu une seconde-nature. »
Pour rendre le livre plus haletant encore, cette lutte collective se double du combat singulier entre deux hommes, un paysan misérable, nommé Hector Chacón, et le juge Montenegro, propriétaire d'une immense hacienda, qui se sert de sa position pour agrandir ses terres au détriment de ses voisins...
Un roman réaliste donc, mais qui n'hésite pas, comme « Cent ans de solitude », ou « Pedro Páramo», à faire appel au mythe, à la magie et au fantastique. C'est ainsi que certains personnages sont dotés de pouvoirs surnaturels, comme Hector Chacón le Nyctalope, « capable de suivre la course d'un lézard par une nuit sans lune » ou bien encore el Abigeo, qui communique avec les animaux. Quant à la funeste clôture, elle semble animée d'une vie propre : au fil des pages, on la voit prendre des proportions monstrueuses, sans l'aide d'aucun ouvrier.
Tout cela est traversé de grands éclats de rire et raconté de manière savoureuse et imagée, dans une langue qui n'est pas sans évoquer celle de « Don Quichotte. »
Un très grand moment de lecture.
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L'humour ici n'est pas un simple effet de style. Il participe pleinement au drame qui en acquiert une force extraordinaire. Jamais histoire tragique ne fut racontée avec autant d'esprit et de drôlerie, et pourtant le sort de ces simples communeros nous émeut jusqu'au plus profond de notre âme. Il en est ainsi des grands livres : ils nous bouleversent à jamais...
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Ce fut au tour de Fortunato de parler :
- Pourquoi vous êtes là, mon lieutenant ?
- On a un ordre d'expulsion. Vous avez envahi la propriété d'autrui. On a ordre de vous expulser. Vous dégagez ! Vous dégagez tout de suite !
- On ne peut pas la quitter cette terre, mon lieutenant. On est d'ici. On n'a rien envahi du tout. C'est les autres qui nous envahissent…
- Vous avez dix minutes pour vous en aller.
L'uniforme se tourna vers la rangée de soldats grisâtres.
- Les envahisseurs, c'est la « Cerro de Pasco », mon lieutenant. Les Ricains mettent des clôtures autour de nos terres et nous chassent comme des rats. La terre n'est pas à eux. La terre est à Dieu. Je sais très bien ce que raconte la « Cerro ». Parce que c'est les Américains peut-être qui ont amené la terre dans leur besace ?
- Plus que neuf minutes.
L'escadron de Gardes républicains convergeait vers la Porte Saint André.
- Dans le coin, on n'avait jamais vu de clôtures, mon lieutenant. Nous autres, on n'avait aucune idée de ce que c'était qu'un mur. Depuis l'époque de nos grands-parents, et même avant eux, la terre était à tout le monde. On n'avais jamais vu de barbelés, ni de clôtures, ni de cadenas avant qu'arrivent ces Ricains de merde. C'est eux qui ont introduit les cadenas. Et pas que les cadenas. Ils…
- Plus que cinq minutes...
Tous les ans, le jour anniversaire de la République du Pérou, fondée par les armes dans cette pampa, les élèves du collège Daniel A. Carrion organisent des excursions. C'est une date attendue par les commerçants. Des hordes de lycéens souillent le village, et épuisent les stocks de biscuits et de bouteilles de Kola Ambina. L'après-midi, les professeurs leur récitent la proclamation gravée en lettres de bronze sur le mur verdâtre de la mairie: c'est la harangue que Bolivar, le Libertador, prononça ici quelques heures avant la bataille de Junin, le 2 août 1824. Les potaches, abrutis, écoutent la proclamation, puis tout le monde repart. Et Roncas se recroqueville pour un an dans sa solitude.
Roncas a toujours été un village sans histoire. Ou plutôt, Rancas avait toujours été un village sans histoire jusqu'au jour où un train s'y arrêta.
Solenne de l'Imagigraphe présente Roulements de tambour pour Rancas de Manuel Scorza - Source : Libraires TV