« Elle arrive à destination, le quartier de Thewet. Elle ne se cache plus, elle pleure dans la rue. May croise une vieille femme qui vend des oiseaux dans une cage en osier. Elle a l'illusion de revoir sa grand-mère, le visage ridé, la peau caramel, dorée, le sourire édenté, la taille maigre ceinte d'un tissu, un mélange de soie et de coton. May ne voit que ça, l'attente de cette femme, son désir de vendre sa cargaison d'oiseaux porte-bonheur. May les achète tous, ouvre les cages minuscules, libère les oiseaux. Le choc de l'exil, c'est un sentiment qui ne vous quitte jamais, c'est la puissance de la mémoire, un non-lieu étranger sur une carte, l'éloignement subi d'une terre, d'une langue, d'une communauté, la confrontation de deux mondes, celui d'où l'on vient, celui où l'on vit, l'ici et le présent, le passé et l'ailleurs, le croisement de l'Orient et de l'Occident. »
« La lumière est ocre sur l'île. Elle caresse le pilier oriental, la colonne dorée, nette, glisse sur l'ovale, le motif floral, le règne du soleil. Le regard flotte dans les arbres. Toute sa vie, l'Asie fut pour May une ligne de fuite. Enfant, l'évocation de cet ailleurs la transportait. Les récits de sa mère, et la boîte à fantasmes s'ouvrait. Elle s'embarquait dans un ciel sans nuage, l'oeil des statuaires divines, l'exaltation d'un territoire inconnu, l'immersion, la perte des sens, le temps dilaté, la joie, la stupeur, la langue, les faciès et la douceur de là-bas. Sa mère lui racontait la vie de Bouddha, les statues rayonnantes, le stupa, les stands de soupe, les chaises en plastique rouges, bleues, vertes, jaunes, les ronds-points où ça vélote, les motos trafiquées, le silence des temples zen, l'odeur du jasmin, le pont rouge où l'on se promène main dans la main, le père et la mère, l'amour des grands débuts, les enseignes technicolor qui clignotent quand le soleil se fait la malle, les fleurs roses, les baguettes en teck, les feuilles de bambous. »