La ferme du bout du monde

Ce fut le bruit qui la tira de ses pensées.
Le grondement d’un bombardier anglais ou de plusieurs, tant le vacarme était grand : un bourdonnement guttural qui s’amplifiait avec régularité, au point qu’elle ne put plus y tenir et rouvrit les paupières.
Assise contre le tamaris noueux au fond du jardin, elle profitait de la chaleur de la mi-juillet, et il lui fallut un peu de temps pour se réhabituer à l’éclat du soleil. Lorsque les points noirs cessèrent de danser devant ses yeux, elle les vit : une file de B17, qui volaient nez contre queue, en formation parfaite. Un ruban de chaleur, de puissance et de métal, se déployant dans le ciel.
Le soleil se réfléchissait sur leurs ailes, alors qu’ils filaient le long de la côte en direction d’un aérodrome plus au nord : Davidstow, Cleave ou peut-être même Chivenor dans le Devon. La Royal Air Force ne bombardait pas seulement les sous-marins allemands dans les profondeurs de la Manche, elle détruisait aussi des ports français pour empêcher les troupes allemandes de s’y regrouper, lui avait expliqué son père. Il y avait un caractère si insouciant dans leur retour, comme si les pilotes et leur équipage jubilaient en fendant le ciel. Avec ses terres et ses eaux, la Cornouailles était un havre qu’ils survolaient – bandes dorées de sable et falaises accidentées, petits champs verts et hameaux de granit gris, accueillant les plus belles églises du pays. C’était le pays qu’ils défendaient.

Une photo en particulier attire son regard. Un repas, peut-être pour fêter les moissons. La table croule sous la nourriture : tourtes au porc, friands, un poulet rôti, d’énormes plats remplis de pommes de terre, de carottes et de haricots. La famille et les ouvriers agricoles sont réunis, tous les visages se tournent vers l’appareil, leurs sourires trahissent un mélange d’épuisement et de soulagement. Au premier plan, Evelyn, les traits détendus pour une fois, apaisée par la certitude d’avoir préparé un repas copieux. Face à elle, Joe préside la table et sourit avec fierté : c’est sa ferme, c’est grâce à ses efforts et à sa bonne gestion qu’une telle abondance est possible.
Mais c’est la grand-mère de Lucy, Maggie, qui retient vraiment son attention. Assise à côté de son père, elle rayonne. Ses yeux sombres pétillent, sa bouche étonnamment voluptueuse lui remonte jusqu’aux oreilles. Elle doit avoir dix-sept ou dix-huit ans : une jeune femme qui déborde de joie, et plus que ça, de malice. On dirait qu’elle manigance un mauvais coup, qu’elle brûle d’impatience d’entamer sa vie adulte.
L’impression générale qui se dégage de la photo est le bonheur – de la satisfaction d’Evelyn à l’euphorie de Maggie. C’est une ferme rentable, qui tourne à plein régime. Et tandis que les souvenirs d’un passé couronné de succès remontent à la surface, la vague esquisse d’une idée germe dans l’esprit de Lucy.

"Les bombardements, ici, m'ont fait toucher du doigt la fragilité de la vie. Alors, lorsque les gens trouvent le bonheur, comme nous deux, ils doivent le saisir à deux mains."

Ce processus a quelque chose de rassurant, songe Lucy : ce cycle infini de vie qui continuera indépendamment de la disparition de telle ou telle vache. Indépendamment, même de la mort tragique de leur père.
Ça l'apaise , cette continuité , le rythme qui l'enracine de la même façon que le battement régulier d'un cœur.
Á Londres, le battement est léger et rapide : un pouls précipité qui monte puis retombe, par saccade, incapable de la contenter. Elle hume l'odeur puissante de fumier et de vache chaude, de paille et d'ammoniac. Elle est Skylark. Sa place est ici.