Éclats de verre

Je vais bientôt mourir, moi le dernier chevalier d'Orcanie, j'attends le prince qui doit sauver notre vieille Stalavie. Je guetterai sa venue jusqu'à mon dernier souffle, tourné vers la lumière qui bénira mon peuple.
Lorsque j'étais enfant, je voulais avaler toute la blancheur des cimes par petites gorgées. On me traitait de fol, d'halluciné des arrières-mondes, et moi je souriais, contemplant les sommets. Je suis resté le même, un peu plus grand, un peu plus blond, assoiffé d'idéal, en quête de perfection. Si sombre et si démesuré que soit le drame humain, j'ai rêvé qu'il s'achève, et que triomphe le Bien. J'ai rêvé que de fragiles saxifrages éclatent la rocaille et délitent les murailles. J'ai rêvé notre peuple, la tête baignée d'or, ruisselant de sa gloire, transformer son destin. J'ai rêvé qu'azurés de lumière les héros du passé jaillissent des cimetières, la main près de l'épée. Et qu'ensemble nous boutions les Surmènes jusqu'à la côte, les faisant rembarquer à bord de leurs trirèmes.

Et puis un nuage passa devant la lune et la masqua un instant comme une main sombre cachant un visage, et l'illusion s'évanouit. Il ne vit plus qu'une ruine désolée, aucun murmure du passé ne glissait entre ces murailles mortes.

Je revois mon enfance, passée à jouer près du puits couvert de lierre. La vigne pleine de grappes bleues et mauves toutes fleuries. La chaleur, le bourdonnement et le silence. La croix de pierre sur la chapelle. Le vitrail en lune horizontale : le cœur et la faux. Le mur vieilli et crevassé plein de recoins, de fissures, d'aspérités et de terre. Partout l'herbe montante, des trèfles gigantesques, des gentianes de plusieurs mètres. La nature l'avait emporté. Personne ne luttait contre elle. On cherchait juste à se fondre.

Peu à peu il se forma plusieurs cercles, et Jeannou fut frappé par la gravité des danseurs, le sérieux de leurs gestes. Dans les rondes où âge, sexe, et conditions étaient mêlés, le jeune garçon découvrait en fait un rituel religieux, une danse de guerre bien plus qu'un bal champêtre. Quand les veuzes commençaient à courir et le tambour à battre son rythme, quand les pieds se mettaient à frapper le sol en cadence, les gars du général se préparaient à tuer.
- « Ils dansent, mon général », rapporta le commissaire Arduchet au général Nireau. « Ils dansent ? » s'étonna Nireau. « Leurs feux nous donnent des repères, attaquons les brigands cette nuit, ce sera un massacre »...
Eclats de Verre, « L'Instant de Grâce », M.-V. Velut.