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Critique de Alzie


“Entre mots et images adviendront les hommes lents” promet Laurent Vidal en exergue. Charlot, inventeur d'un art “de faire avec les brèches de temps” (Les Temps Modernes, 1936), le géographe brésilien Milton Santos (“La force est du côté des lents”) et le poète Aimé Césaire (lents : “ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité”), devront rester présents à l'esprit du lecteur jusqu'à la fin du livre. Qui sont ces hommes lents disqualifiés par leur rythme dont on cerne progressivement la catégorisation à l'aube des temps modernes ? L'observatoire de Laurent Vidal est immense et pas seulement historique et socio-économique. Si l'étymologie et la construction des discours religieux et marchand ainsi que l'estampe et la littérature renseignent d'abord le lecteur c'est que Laurent Vidal porte une attention particulière à “L'obstination des mots et des images à discriminer”. Lents : ceux dont le rythme n'épouse pas celui de la morale et de l'hymne à l'activité préconisé par les théologiens médiévaux pour qui le péché capital de paresse fut associé à la lenteur. À la Renaissance, période charnière dans la course à la modernité, la lenteur est mise à l'index au nom de l'esprit marchand. Une disqualification que l'auteur interroge ensuite dans les images diffusées par l'estampe (Brueghel l'Ancien, Desidia, 1548) ou à travers chansons de geste, romans et théâtre. Il y relève que l'homme lent se distingue par un autre rapport au temps. Un décalé en quelque sorte. Don Quichotte “premier personnage de roman peint sous les traits d'un homme lent” (p. 62), n'est-il pas toujours selon l'auteur celui qui combat les moulins à vent “symbole de la première modernité” ? Catégorie où se retrouvent finalement indolents et paresseux, vagabonds des premiers temps modernes élargie aux inadaptés peu empressés de s'enrichir, pauvres en tout genre, traînards, lambins et mollassons, autres indigènes engourdis des Amériques à l'heure des grandes découvertes et plus tard, Africains au temps du commerce esclavagiste et des colonisations, puis ouvriers et déclassés de l'ère industrielle… Figures symboliques d'inefficacité économique face à l'homme moderne productif et rapide dont la fortune paraît assurée pour les siècles à venir.

Vaste réflexion scandée par la succession des rythmes par lesquels se sont transformées nos sociétés, menée d'un bord à l'autre de l'Atlantique : entre l'ancien et le nouveau monde et de l'Europe médiévale à l'ère industrielle, de ruptures en transitions, de révolutions sociales en révolutions technologiques, elle fait s'attarder auprès des dockers de Rio de Janeiro et des débardeurs de la Nouvelle-Orléans, entendre la plainte des esclaves dans les champs de coton et, de cadrans en chronomètres, donne la cadence des chaînes de montage à Détroit. La contribution des hommes lents à l'expansion des grandes villes se lit avec l'auteur dans les mouvements migratoires au dix-neuvième siècle. C'est là, dans les villes-ports atlantiques, que justement s'inventent des rythmes différents à l'origine des plus grandes créations musicales du vingtième siècle. Quand Laurent Vidal réhabilite le corps et l'âme des hommes lents ciblés autrefois par la morale médiévale c'est la protestation de tous les laissés pour compte de la “mise en civilisation” urbaine et du culte de la vitesse qu'il fait ressortir mais c'est surtout leur puissance créatrice qu'il voit à l'oeuvre. Dans l'histoire des conflits sociaux le sabotage, le ralentissement ou la rupture de cadence ne furent pas les seules armes qu'ils opposèrent à la disciplinarisation des corps et des comportements dans la rationalisation du travail : “Quand il n'est pas possible d'habiter pleinement l'espace (car on y est marginalisé), alors le temps (un temps enchanté) peut offrir des solutions pour une extension de l'existence ; quand il n'est pas possible d'habiter pleinement le temps (soumis à des impératifs rythmiques trop contraignants) alors l'espace peut offrir des ressources inattendues” (p. 202). La force des lents sauve d'une vision purement mécanique du monde semble nous dire Laurent Vidal. L'émancipation “des lents”, pressentie par Milton Santos, suggérée par le sous-titre - “Résister à la modernité” -, poétisée par Aimé Césaire se révèle avec une puissance universelle dans la parenthèse inventive inouïe qu'offre le personnage de Charlot, devant la chaîne, dans Les Temps Modernes.








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