Balise
Le travail de ne point mourir
À perte de vue et de peine
Occupe l'heure et la semaine
Et retient le coeur de courir
L'horizon s'essaie et s'efface
Au beau milieu de ce non-lieu
Où voyage silencieux
Le Temps qui passe pour l'Espace
J'entends tous les bruits qui se turent
Et des chevaux et des voitures
Et les pas de cent mille hivers
Vêtu de gris dur comme fer
Je mesure m'use et me dure
Je fus jadis un arbre vert
Je me mettrai un jour
À travailler vraiment
Et mon premier souci
Sera de surveiller la forme des nuages
(89)
Patience
Sous la lime du temps
Dans l'usure des jours
Je t'aime. Je te mens.
Je te vis. Je te meurs.
Et je me sais pourtant
Et je te sais toi-même
Durée et mouvement.
Dans l'usure des jours
Sous la lime du temps.
p.36
Et l'intégrale ... à l'heure où j'entre dans la jeunesse d'une retraite de l'agitation du monde, bien mérité me semble-t-il ... ?
Oisivetés
... Je me mettrai un jour
A travailler vraiment
Et mon premier souci
Sera de surveiller la forme des nuages
Ils en changent si facilement
Et si souvent
Par le vent
Chargé d’hirondelle
Et surtout
Par le vent
Qui joue à perte d’aile
Et de feuille et d’étés par les matins d’automne
Peut-être aussi
S’il m’en reste le temps
Certains midi de l’hiver pâle
Porterai-je très douce et très grande attention
Aux différents cristaux de neige
Ils sont si neuf et si pareils
A ceux d’hier-demain
A ceux de l’an dernier
Ils se ressemblent tant
Par la fenêtre
Et sont si semblables
Sur le bord de la fenêtre
Qu’on en oublie de regarder dehors
Qu’on en oublie de regarder dedans
On est tout blanc on est tout seul
On meurt de feu on meurt de vent
On est l’hiver et l’univers
On est dans les mains du soleil
On est si neuf et si pareil
Je me mettrai un jour à travailler vraiment
Et je vous le dirai en millier d’exemplaires
Et si cela n’a point le bonheur de vous plaire
Je me ferai nuage et j’irai vers le Nord*.
(p. 89, 90, 91)
Gilles Vigneault, “Balise”, éditions de l’Arc, Bougainville-Québec, 1967
* Dans la tradition Lakota Teton, le Nord [pierre-rouge] symbolise le messager “aigle à tête blanche” le Pygargue à tête blanche (Haliaeetus leucocephalus) qui vit en Amérique du Nord, qui dispense la puissance féconde, la santé et la maîtrise de soi.
Petit nocturne ancien
Tout au sommet de la journée
A la dernière marche du soir
Tout au bout de la journée
Tout en haut de l'escalier
Sur la dernière marche . . . au faîte de la nuit
Je veille sur votre sommeil au loin
Et sur toute la ville. Ici du moins
La page blanche dort comme une jeune fille
Et j’y pose des mots pour qu’elle rêve un peu
Au réveil dans cent ans il n’y paraîtra plus
Même à l’aube . . . demain on y verra à peine
Que je suis seul en moi. A la fois capitaine
Et matelots de moi. Et vous tout à la fois
Proche et pourtant lointaine . . .
Veille avec moi votre pensée
Que je n’aille point m'endormir
(p. 34)
Présages
...
Ouvrez les mots que je vous donne
Ils sont de coquille très mince
Ce ne sont point des mots de prince
A dure écorce et rien dedans
Ouvrez les mots de notre automne
Qui ne sont ni bouquet ni gerbe
Mais vous parleront de belle herbe
En la saison qui nous attend
Ouvrez le mot : mélancolie
Vous y trouverez mon attente
Pour les moments de loin de vous
Ouvrez les mots que l'âme oublie
Au jardin d’hiver et que hante
Le dernier cri du soleil roux
...
(p. 20)
Ici je parle enfin
À mon tour, en mon nom,
Au nom de mon pays,
Au nom de ma saison.
Je lui dis ma patrie
Et que c’est la rafale…
Verglas et poudrerie
Et bourrasque et froidure
Et blancheur et beauté.
À celui qui prendra ma place
Dans quarante ans, cinquante au plus
Je souhaite de la grimace
Et de ne pas trop avoir lu
Et chaque fois que je le croise
Il m’évalue à son insu
Me chiffre, me jauge et me toise
Moitié content, moitié déçu
Je viendrai mourir où tu m’as aimé
Je viendrai mourir où tu étais belle
Je viendrai mourir où tout me rappelle
Les jours de novembre et les jours de mai
Je viendrai mourir sous une fenêtre
Qui ne vivra plus du feu de ton nom
Je viendrai mourir où tu m’as dit non
Quand je rêvais tant d’entendre peut-être
Avant que l’hiver par ses poudreries
N’ait mis aux chemins la neige des champs
Les gens du pays plantent des balises
Pour se retrouver dans le mauvais temps
Le printemps venu tombent les balises
Qu’on avait piquées dans le sol tout blanc
Restent les sapins qui tenaient racines
Le long des chemins suivis par le vent
Aussi me faut-il aux neiges qui viennent
Prévoir des chemins pour plus d’un hiver
J’y mets chaque fois mon soin et ma peine
Le Temps ne tient pas ses chemins ouverts (bis)