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Critique de cedratier


« Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués » : Jean-François Vilar (Points, 560 pages)
En refermant cet extraordinaire roman, roman noir comme le titre plus que véritable polar, j'ai compris pourquoi il avait conquis si peu de lecteurs. Car c'est sans doute un roman qui s'adresse à quelques « happy few », et qui peut dérouter nombre de bibliophiles.
Si l'on n'apprécie guère les flâneries historiques guidées très pointues dans le Paris des années trente (avec même quelques incursions à l'époque de la Commune, voire de la Révolution Française), ou dans un Paris beaucoup plus récent de 1989 au moment de l'effondrement des dictatures de l'Europe centrale, ou dans Prague au même moment de l'implosion du joug stalinien, alors on risque d'être un peu décontenancé. Paris en particulier est un des personnages essentiels de ce roman foisonnant à plus d'un titre.
Si l'on est vite dépassé par la plongée dans le monde si particulier et si déroutant des minuscules courants trotskystes de la fin des années d'avant-guerre, dans leurs querelles personnelles et politiques apparemment si baroques, et dans la chasse mortelle que leur ont livrée les organisations staliniennes, alors là j'imagine qu'on peut se noyer très vite ; car il y en a des références dans ce roman très ancré dans une réalité historique à la vielle de la catastrophe, un vocabulaire, des noms et des anecdotes qui, lorsqu'on les connait un peu, aident à s'accrocher à la lecture, et à suivre Victor dans sa quête.
Victor donc, photographe de presse pigiste, qui jusque-là n'était guère sorti d'un Paris qu'il s'est fait une spécialité d'arpenter dans tous les sens appareil en bandoulière, a été enlevé avec un autre Français à son arrivée dans une ville du Moyen-Orient, à peine débarqué pour un reportage improbable qu'il avait accepté comme par défi, et retenu en otage pendant trois ans. le roman commence quelques jours après sa libération, au moment où il sort de l'hôpital après le checkup médical… et le débriefing des services secrets français. Or on est en Novembre 1989, c'est la chute du mur de Berlin, l'effondrement du bloc soviétique, qui secoue non seulement les équilibres stratégiques, mais aussi bien des consciences.
Alex, son compagnon de captivité, personnage énigmatique, est tué dans un étrange accident de voiture quelques jours après leur libération. Meurtre ? Victor se retrouve en possession d'un carnet de bord d'Alfred, le père d'Alex, jeune militant d'extrême-gauche disparu fin 1938. Découvrant page à page les notes de son auteur, Victor suit sa trace dans les rues de Paris, dans le milieu engagé des artistes surréalistes, d'où émerge (outre Breton, Man Ray et d'autres), la figure de Mila, jeune femme libre, fantasque et lumineuse dont Alfred tombe éperdument amoureux. Mais il n'est pas seul à ce moment-là à s'intéresser au carnet. le policier chargé de « veiller » sur Victor, la fille d'Alex, une journaliste tchécoslovaque immigrée à Paris, chacun avec ses préoccupations, son point de vue, tous cherchent une vérité improbable, en suivant Victor. Impossible d'en dire plus sur le scénario, évidemment in-résumable. Mais palpitant.
La construction quasiment sans chapitre de ces 560 pages ne laisse guère souffler le lecteur. J-F Vilar jongle avec brio entre les époques et les lieux. Et plus on avance dans le récit, plus Victor, le narrateur, s'identifie à Alfred, le trouble se fait à décoder qui est le « je » qui parle. On suit Victor dans sa quête, mais que cherche-t-il vraiment si ce n'est une part de sa propre vérité de désabusé chronique, de désillusionné qui pourtant ne parvient pas à rentrer dans le moule d'une société d'injustice et d'individualisme ? Les phrases de ce genre : « Sa tirade n'avait pas été vindicative. Désabusée plutôt. Nous ressemblions à quoi ? A rien d'autre que deux pauvres types lessivés » sont nombreuses. On vit ainsi tout à la fois les désillusions (et les défaites) dramatiques d'une génération d'avant-guerre qui rêvait de justice et de fraternité. Une génération qui n'a pas voulu tourner le dos à l'histoire, mais que l'histoire a si violemment éjectée de sa course, en l'écrasant. Puis celle d'après 68 qui s'est enfoncée dans la compromission facile et la consommation. C'est d'ailleurs la voie qu'a choisie Marc, ami de jeunesse et directeur du journal pour lequel Victor travaille (Marc qui m'a fait penser à un Serge July). Et si le roman se clôt sur le souffle de liberté de d'espoir qui nait de l'effondrement des dictatures de l'Est, en particulier à Prague, Victor et sans doute d'autres ne sont pas totalement dupes, ce ne sera pas le grand soir, l'annonce d'un monde plus fraternel. D'ailleurs, à Prague, Irina, jeune femme tchécoslovaque engagée dans la Révolution de Velours en marche, dit à Victor : « Tu es plein d'une amitié qui vient de loin. C'est bien. Nous avons été victimes, c'est vrai. Mais n'oublie jamais une chose. Même les victimes ont à rendre des comptes. Depuis 1939, depuis 1948, depuis 1969, les nôtres ne sont pas nettes. »
Oui, c'est un grand et beau roman, qui n'est pas que noir, très touchant, même si, par son contenu, il n'est pas simple d'accès.
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