Citations sur Au nord du monde : A bord de l'Express côtier norvégien (3)
Ce n'est rien.
Rien qu'un peu de vent, un peu de pluie, un peu de nuit. Je n'ai même pas froid. À l'abri du semblant de plafond formé par le dessous du ventre rond des chaloupes suspendues aux haussières à l'étage supérieur, j'allume tranquillement ma pipe tandis que Bergen s'endort. Goulûment, je tète la flamme bleue du briquet. Mes courses et rapides aspirations font crépiter et rougeoyer le tabac serré dans le foyer. La fumée s'élance. D'abord par saccades, puis en longues et épaisses volutes. Tout est en ordre. Tout fonctionne. Je peux ranger mes accessoires et, les mains dans les poches de ma parka, je m'approche du vide.
Des quais du port montent le bruit des derniers camions que l'on décharge : emballements rageurs des chariots élévateurs lestés de lourdes palettes grimpant la pente des rampes d'accès aux cales, gémissements des chaînes de grues qui remontent, des panneaux d'acier qui se heurtent, cris et pas des hommes soudain pressés. Derniers préparatifs.
Comprendre n'interdit en rien de s'étonner.
La luminosité m’incite à rester sur la passerelle que j’allais quitter. Tans pis pour le club du fumoir. Peut-être vais-je réussir à distinguer le décor extraordinaire du Trollfjord. Le passage étroit entre l’archipel des Lofoten et celui des Vesterålen. Evidemment, le soleil de minuit se montre plus propice à la contemplation de ce domaine des trolls, où ces esprits, pas toujours bienfaisants, se sont transformés en amas de rochers, hauts de plus de mille mètres. Mais se glisser là, de nuit, n’en est que plus inquiétant encore. La légende veut en effet qu’un jour - ou une nuit - les trolls se réveilleront et lapideront les navires qui les dérangent dans leur sommeil. Le canal se referme sur nous. Nous frôlons les parois justes éclairées par des balises à distance régulière et par la clarté du ciel qui décline. Un léger coude et la pénombre resurgit. Je regarde autour de nous et je distingue à peine les murailles de pierre.