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Critique de Patsales


Tout l'art d'une dissertation universitaire tient dans la 3° partie : thèse, antithèse, d'accord, mais synthèse (priez pour nous) ? J'ai mis des années à peaufiner cette 3° partie que je reprenais à tous les coups pour pérorer sur l'art comme unificateur des contraires. Je pardonne à ma suffisance d'alors (pour celle d'aujourd'hui, j'attends encore un peu) car c'est finalement ce dont parle ce roman brillantissime, aussi émouvant qu'intelligent et à la construction parfaite. « Les livres, écrit Juan Vasquez, ne sont et ne seront jamais que des preuves élaborées de désorientation […]en écrivant un livre, [le romancier] tente ainsi de pallier sa confusion, de réduire l'espace entre ce qu'il ignore et ce qu'il pourrait savoir […]. « de nos querelles avec les autres, nous faisons de la rhétorique. de nos querelles avec nous-mêmes, de la poésie », disait Yeats. Mais que se passe-t-il quand les deux querelles ont lieu simultanément, quand se disputer avec les autres est un reflet ou une transfiguration de ce face-à-face avec nous-mêmes, enfoui mais constant ? Alors on écrit un livre comme celui auquel je travaille à présent, on s'en remet aveuglément au fait que cet ouvrage signifiera quelque chose pour autrui. »
Vasquez est colombien : devenu père, il choisit de quitter un pays dont la violence endémique lui paraît susceptible de souiller ses jumelles nées avant terme, que le moindre microbe met en danger. Quelques années plus tard, revenu d'Espagne avec femme et enfants, il apprend qu'une parole malheureuse prononcée avant son départ, avait douloureusement affecté la vie d'un de ses amis.
La réflexion sur le pouvoir des mots va irriguer tout le livre, qui plonge vers le passé pour comprendre comment il continue à nous hanter grâce aux discours construits pour l'expliquer (le coeur du livre est un autre livre, pamphlet dérisoire, voulu comme un second « J'accuse » mais qui ne connaîtra jamais la postérité de l'article de Zola) et aussi grâce à tous les témoins du passé qui sont la preuve que ce qui a été fut réellement : le roman comporte de nombreuses photos, comme celle du cadavre du candidat à la présidentielle de 1948 Jorge Eliécer Gaitán, celle de la radiographie de son thorax (avec en son centre l'ombre d'un haricot – une balle), celle d'un bocal qui contient une vertèbre encore recouverte de filaments de chair…
Deux autres assassinats politiques sont aussi longuement évoqués : celui du général Uribe et, mieux connu de nous, celui de John F. Kennedy dont nul n'a oublié la photo, celle où Jackie rampe sur l'arrière de la limousine pour recueillir les morceaux du crâne de son mari qui vient d'exploser sous l'impact des balles.
Jackie tente de reconstituer la tête de son mari en maintenant ce qu'elle a recueilli à l'arrière de son crane : geste inouï qui renvoie pourtant à celui de la déesse Isis cherchant dans le monde les morceaux du corps d'Osiris ; et ce remembrement que Jackie Kennedy crut pouvoir opérer nous rappelle que le verbe « remember » a à voir avec la reconstitution et que se souvenir demande de rassembler et d'unifier.
C'est donc un livre sur la mémoire et sur la transmission que ce « Corps des ruines » : que transmet un père à ses enfants ? Que transmet un pays à ceux qui y sont nés ? Que transmet un auteur à ses lecteurs ? C'est aussi un livre sur les croyances : que tenons-nous pour vrai ? Pourquoi ? Les histoires disent-elles moins la vérité que l'histoire ?
Autour de la mort de Kennedy, de Gaitán, du général Uribe, sont nées de multiples versions alternatives. À ceux qui les regarderaient avec scepticisme, les complotistes ont une réponse toute prête : « le but essentiel de toute conspiration est de cacher son existence et ne pas la voir est l'évidence même de sa réalité. » Or, si je ne me trompe pas, il ne s'agit de rien de moins ici que de la preuve ontologique : Dieu existe puisque la perfection ne peut se passer de l'existence. Et les récits conspirationnistes disent le vrai justement parce qu'on ne les croit pas.
Nous vivons de croyances, qu'on les appelle religions, histoire officielle, légendes ou récits conspirationnistes, et les plus chères d'entre elles en disent moins sur notre vision du monde que sur les efforts que nous déployons pour dresser des tombeaux à ceux que nous aimions et que nous avons perdus. Les reliques, le mouchoir que l'on trempe dans le sang de celui qui vient d'être tué dressent un pont avec le passé, « l'étrange privilège de tenir entre ses mains les ruines d'un être humain » est un moyen d'empêcher le temps de s'écouler, sinon à l'envers.
(D'accord, Proust et sa madeleine, c'est une autre façon de voir les choses. Mais Proust manquait peut-être d'estomac)
Quant à la littérature, elle a peut-être moins à voir avec le souvenir qu'avec le remembrement. Tous les discours s'y trouvent et y acquièrent de ce fait une égale dignité : la vérité de chacun y est collectée, ses désirs et ses souffrances reconnus, et c'est là la seule vérité qui vaut. « le lecteur qui souhaiterait voir [dans ce livre] des ressemblances avec la vie réelle le fera sous sa propre responsabilité. »
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