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Critique de ay_guadalquivir


Lettre à Ibn Zaydun
Cher maître,
En votre exil de Séville, l'occasion ne vous sera sans doute point donnée de partager ces mots, qui me sont venus ce matin, lors de ma promenade quotidienne sur les berges verdoyantes du Guadalquivir. En descendant le fleuve vers l'Ouest, je me disais que peut-être votre état, exilé mais non captif, vous permettait vous aussi d'en longer les berges, dessinant ainsi un lien d'eau continu entre nous. Chacun sait ici, que malgré les rivalités entre nos royaumes, le Guadalquivir est le sang de cette terre d'Al-Andalus, que l'on soit Cordouan ou Sévillan. Il est bien sûr à Cordoue d'un débit plus modeste, pas encore attiré par la mer, mais il est déjà l'âme de ce pays. Je pense que vous n'avez pas connu le poète Ibn Khafâdja, qui n'est point si illustre que vous le fûtes au temps où me ramène cette lettre, mais dont peu égalent le talent pour chanter cette terre que nous avons faites nôtre, d'abord par les armes, et depuis déjà quelques décennies façonnée en un joyau unique, comparable aux splendeurs de Bagdad ou de Fès. Si vous le permettez, maître, quelques vers de Khafâdja que j'aurais grand honneur à partager avec vous : « Quel bonheur que le vôtre, ô gens d'Andalousie ! / Ces ombrages riants, ces cours d'eau assoupis, / Ces rivières, ces frondaisons, ces lieux bénis / Ramènent le jardin d'eden en nos contrées ». Il est un de ces grands poètes que connut de tout temps Al-Andalus. Depuis les premiers temps de la conquête par la dynastie Omeyyade, il est à croire que ce pays verdoyant était plus apte à recevoir les poètes que la terre de nos ancêtres. Mieux que moi vous savez combien notre poésie est inspirée des traditions classiques, et pourtant a su transfigurer de façon unique la réalité andalouse. Je me rappelle mes chères études, les lectures indispensables à tout jeune homme épris d'avenir du grand poète cordouan Ibn'Abd'Rabbih. J'ai toujours admiré cette manière d'instruire des plus belles choses, comme mue par l'impérieuse nécessité de transmettre une esthétique éternelle. le luth un peu aride prenait grâce à lui une profondeur sourde et brillante : « Car le luth est un roi qui avance sans hâte / Entraînant ses soldats qui le suivent de près. » Il fût bien l'un de nos grands hommes ; je ne sais s'il est guère étudié de nos jours. Mais vous permettrez, cher maître, que mon éloge de la poésie andalouse s'adresse d'abord à celui qui fut mon précepteur, vous-même que le destin d'une femme a conduit à l'exil. J'ai conservé secrètement une copie de vos poèmes à Wallâda, dont je crois pouvoir dire que rien de plus poignant ne fut jamais écrit, sur la passion amoureuse et ses déchirures. J'ai le souvenir des salons de Wallâda, tels qu'ils me furent rapportés par certaine personne, où toutes défaillaient à vos vers enflammés. « J'ai acquis de toi seule, ô aimée, le bonheur », voilà ce que vous écriviez encore, avant que la jalousie n'empoisonne les esprits. Je regrette plus qu'un autre que votre entêtement vous ai poussé à votre perte, mais je dois confesser être comblé qu'il ait conduit vos vers en des terres d'amertume que peu avaient osé : « le bonheur est passé, ces beaux jours ne sont plus / Depuis que ton visage a déserté ma vue ». L'amour fut de toujours un sujet de poésie, même s'il est trop souvent, à l'exemple d'Ibn Shuhayd, associé à l'ivresse du vin dont je ne suis pas sûr qu'il soit le meilleur compagnon. Je ne nie pas que la poésie à boire soit ancrée dans notre tradition, et ait bien trouvé sa place ici, loin des cercles du Prophète. Quelques exemples brillants seraient à découvrir, mais j'avoue ne point les connaître à leur juste mesure. Mais je préfère, de loin, les louanges florales, les odes à la musique. Ibn Darrâdj, qui lui aussi dût quitter Cordoue, en fut l'un des savants : « Les mains du printemps ont bâti / Maintes forteresses de lys ». Mais je me vois écrire ce qui ressemble à une anthologie ! Vous ferais-je l'affront, cher maître, de présenter à votre science mes bribes d'ignorance ? Mieux que moi vous savez combien chaque poète de cette terre construit bien plus que la tradition arabe, bien plus que l'ancrage terrestre à ce sol de conquête, bien plus que le chant de la nature généreuse, de l'amour et du vin. Chacun construit ce qui restera pour toujours de la terre mythique d'Al-Andalus.
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