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Critique de Ileauxtresors


« Je n'essayais pas de faire une phrase – j'essayais de me libérer. Parce que la liberté, paraît-il, n'est rien d'autre que la distance entre le chasseur et sa proie. »

De l'horreur à la splendeur, il n'y a parfois qu'un mot.

Mettre en mots son histoire, pour le poète vietnamo-américain Ocean Vuong, c'est la transcender, se livrer pour mieux la mettre à distance et la revisiter, voire y découvrir une beauté insoupçonnée. Une histoire familiale dont l'arbre généalogique tordu enfonce ses racines à l'épicentre de la guerre du Vietnam. Une histoire personnelle torturée par l'intolérance crasse qui règne partout, rythmée par les coups de sa mère traumatisée qui l'aime pourtant, baignée des vapeurs toxiques du salon de manucure où celle-ci travaille, et du parfum du riz au jasmin préparé par sa grand-mère détraquée mais bienveillante qui l'appelle Little Dog.

« Comment qualifier l'animal qui, découvrant le chasseur, s'offre pour être mangé ? Un martyr ? Un faible ? Non, une bête qui acquiert un pouvoir rare, celui de dire stop. Oui, le point dans la phrase - c'est ça qui nous rend humains, Maman je te le jure. C'est ce qui nous permet de dire stop pour pouvoir continuer. »

Dans une déroutante spirale de pensées couchée sur le papier sous la forme d'une lettre à sa mère, l'auteur scrute ces fils de son histoire avec une sincérité parfois crue, sonde leurs entremêlements jusqu'à leurs noeuds les plus intimes. Sur ses blessures et ses différences si lourdes à porter, il pose des mots sublimes qui nous prennent de court par leur pouvoir d'évocation et leur justesse.

La magie de la littérature est à l'oeuvre ici comme rarement. Celle qui déployait des univers-refuges entiers dans l'imaginaire du jeune Little Dog. Celle qui, par le même pouvoir des mots, nous fait ressentir dans notre chair le déracinement, le poids des traumatismes et des non-dits familiaux, la façon dont la guerre fait irruption dans le quotidien des décennies et des milliers de kilomètres plus loin, les violences de race, de genre et de classe dans la société américaine, le piège des addictions ; mais aussi le pouvoir rédempteur de la soumission, de l'amour et de l'écriture. Celle qui révèle l'humanité et la grâce, même fragile et éphémère, là où on s'était accoutumé à ne plus attendre que le monstrueux. Celle qui voit le récit faire naturellement place à la poésie, réduisant sa langue à l'essentiel, lorsque les émotions prennent le dessus.

« Quel est le prix à payer si on passe toute sa vie côte à côte avec les gens qu'on aime sans pouvoir leur parler, sans pouvoir leur dire exactement ce qu'on ressent ? »

Alors certes, la mère à qui cette lettre est adressée ne pourra jamais la lire – elle a été enfermée toute petite par une attaque américaine au napalm sur son école dans la « capsule temporelle » de sa langue d'alors. La communion et l'amour filial qui transpirent dans les pages de ce roman sont d'autant plus bouleversants qu'Ocean Vuong désespère de pouvoir les communiquer.

Un bref instant de splendeur n'est pas une lecture facile (et je ne me suis pas facilité la tâche en décidant de le lire en anglais) : la construction est déstabilisante, le propos souvent terrible. Pourtant, cette courageuse mise à nu est libératrice aussi pour le lecteur puisque chacun de nous a sa part de « monstre ». J'en retiens aussi la beauté de plusieurs scènes – cette mère et cette grand-mère disloquées qui parviennent malgré tout à puiser des réserves de tendresse, la façon dont Little Dog prétend que l'inscription homophobe sur leur porte signifie « Joyeux Noël » pour préserver sa mère ou celle dont le grand-père tourne la page de son amour perdu.

Voici un roman violet, mélange de tristesse et de ravissement. Un texte troublant, qui ouvre les yeux et éblouit.
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