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Critique de berni_29


Mahmoud ou la montée des eaux est un récit poétique d'Antoine Wauters écrit en vers libres, d'une incroyable beauté. Il nous raconte l'histoire d'un vieillard poète comme je les aime.
Nous sommes en Syrie. Tous les matins, Mahmoud enfile un masque, des palmes et un tuba, plonge dans le lac el-Assad né de la construction du barrage de Tabqa. Dans les années soixante-dix, ce lac a recouvert de ses eaux des villages qui se trouvaient dans la vallée de l'Euphrate... C'est un lac dont les eaux ont recouvert la vie d'avant.
Mahmoud, en plongeant, retrouve sa maison d'enfance, retrouve des souvenirs, ceux d'avec sa première femme. Les sensations vécues dans sa jeunesse remontent à la surface. Une cour d'école lorsqu'il était enseignant, la place centrale d'un village, l'ombre d'un prunier où il faisait si bon de s'assoupir, une maison tout près avec une chambre où il aimait... Peut-être en plongeant voit-il réellement ce paysage submergé à jamais... En tous cas, moi je l'ai vu en plongeant dans ce très beau texte...
Bien sûr un poète de soixante-dix ans aura envie de nous parler de la vie d'avant.
La vie d'avant, c'était quoi déjà ? Comment se souvenir d'une existence quand un peuple a toujours été piétiné ?
C'est une poésie simple et sensible pour dire la souffrance et les atrocités du régime syrien. Vous l'aurez compris, libres sont ces vers, libre est ce coeur épris d'azur, libres sont les mots qui sortent du coeur de Mahmoud, malgré les grillages, les geôles, les coups sur le dos, sur les mains, sur les doigts, sur les parties génitales, libres sont les vers malgré la guerre d'un tyran contre son peuple. Libres sont les mots d'un poète.
Les eaux de ce lac ne sont pas seulement là pour engloutir des villages et des souvenirs. Il y a aussi la perte des siens.
J'ai découvert cette barque si fragile d'où Mahmoud plonge chaque matin... C'est comme si j'étais à ses côtés... Quand il ne plonge pas il est en prise avec le paysage, en prise avec un monde devenu chaotique, et ce monde est celui d'une guerre en Syrie... C'est un monde où le passé et l'avenir s'effacent pour laisser place au chaos, à la destruction, aux bombes russes tombées sur Alep, à l'absence d'espoir...
J'ai éprouvé le mouvement de cette barque fragile dans le mouvement de ces vers libres. La déflagration des malheurs du monde est capable de faire bouger une barque posée sur les pages d'un livre.
Un jour peut-être les souvenirs de Mahmoud seront eux-mêmes engloutis. Il faut qu'il se dépêche de nous les transmettre.

« Mahmoud.
Il faudra que tu rentres, tu sais.
L'eau monte et elle t'emportera.
Elle coulera jusqu'aux plaines de l'Irak, noyant
les femmes et les enfants, emportant les barques
des pêcheurs et le dernier rire des bergers. »

Coudre, découdre les mots, les phrases, le ventre qui écoute la guerre qui vient, la mort est sans doute terrée comme une hyène plus loin là-bas au bord du lac, mais la vie et les mots d'un poète même vieux sont à l'affût comme une citadelle.

« Quels mots pour dire une terre qui survit au massacre de l'enfant ? »

J'écarte les pages, je voudrais venir parmi le vent qui souffle entre les roseaux et capter les mots de Mahmoud sur sa barque.
« Une ville anéantie aux mains de fous », on croirait entendre un cauchemar qui se répète comme un jour horrible sans fin, l'histoire qui bégaie qui se répète de guerre en guerre, avec toujours la même amnésie après...
C'est une barque à mi-chemin entre deux mondes.
Est-ce que ce lac saura dénouer les rêves d'un poète fou ? Est-ce lui le fou d'ailleurs ? Je ne le crois pas un seul instant. Ce sont eux autres les fous, ceux qui font la guerre, tuent les civils, disent après cela que toutes ces images ce n'était que de la mise en scène.
Le monde est tenu encore par des fous, pas nombreux, mais ils n'ont pas besoin d'être nombreux pour faire du mal.
Les mots sont-ils vains devant le malheur ? Je ne cesse de me le demander. de penser l'inverse. D'observer l'inverse de l'inverse. de croire que tout pourra changer un jour. C'est trop tôt sans doute, le monde n'est pas prêt, je voudrais être là pour cet envol...
La lumière est là dans ce roman, je vous assure, elle transperce chacune des pages, aussi sombres que limpides. Elle est une résilience contre le mal.
Mahmoud ou la montée des eaux est aussi un dialogue comme on pousse une barque d'un rivage à l'autre. Un dialogue avec l'être aimée, Sarah.
L'écho d'une autre guerre et de sa barbarie résonne en moi ce soir. Ce sont les eaux d'un lac qui engloutissent des villes, des paysages que je croyais paisibles, des rires d'enfants, des rires de personnes âgées... Ce sont les eaux d'un lac qui pleurent en moi.
Il y a comme une oralité saisissante dans ce texte, une parole qu'on voudrait saisir à notre tour, la transmettre pour ne pas oublier, jamais.
C'est la parole d'un monde abimé, d'un monde détruit, des êtres humains qui détruisent les leurs, ça il ne faudra jamais l'oublier, c'est la folie du monde qui permet cela. Même les bêtes ne savent pas faire cela...
La poésie peut-elle s'ériger comme un rempart contre la cruauté, peut-elle aider à ne jamais oublier ?
C'est une ode bouleversante dédiée aux peuples opprimés. Dédiée à la vie. Merci à son auteur Antoine Wauters d'avoir permis de mettre cette lumière sur cette douleur, tenter de l'effacer, apaiser les blessures, consoler. Aider à espérer aussi...
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