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Critique de Bouteyalamer


Ce qui frappe dans ce livre écrit l'année de sa mort, c'est le ton passionné de Simone Weil — la passion était sa trajectoire de vie —, et dans la première partie sur « Les besoins de l'âme », la séquence de ces besoins : l'ordre, la liberté, l'obéissance, la responsabilité, l'égalité, la hiérarchie, l'honneur, le châtiment, la liberté d'opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, et en dernier lieu la vérité. Une séquence n'est pas une hiérarchie et Simone Weil oppose les couples égalité/hiérarchie, honneur/châtiment, sécurité/risque dans le contexte de l'époque : honte de la défaite, nécessité de nouveaux combats.

Ce même contexte peut expliquer, quoiqu'il étonne chez une femme révoltée, une conception humble, rurale et patriarcale de l'enracinement : « Les grandes usines seraient abolies. Une grande entreprise serait constituée par un atelier de montage relié à un grand nombre de petits ateliers, d'un ou de quelques ouvriers chacun, dispersés à travers la campagne » (p 87). « Quand le jeune ouvrier, rassasié et gorgé de variété [par des voyages du mode “tour de France”], songerait à se fixer, il serait mûr pour l'enracinement. Une femme, des enfants, une maison, un jardin lui fournissant une grande partie de sa nourriture, un travail le liant à une entreprise qu'il aimerait, dont il serait fier, et qui serait pour lui une fenêtre ouverte sur le monde, c'est assez pour le bonheur terrestre d'un être humain » (p 88). Idem pour les jeunes paysans : « On n'imagine pas la puissance de l'idée de voyage chez les paysans, et l'importance morale qu'une telle réforme pourrait prendre, même avant d'être réalisée, à l'état de promesse, et bien plus une fois la chose entrée dans les moeurs. le jeune garçon, ayant roulé par le monde plusieurs années sans jamais cesser d'être un paysan, rentrerait chez lui, ses inquiétudes apaisées, et fonderait un foyer » (p 96). Cette projection fixe la séparation des ouvriers et des paysans, des mondes urbain et rural du travail — chacun à sa place —, et boucle sur le primat de l'ordre sur la vérité, dans une idée religieuse de la morale et de la dignité : « Notre époque a pour mission propre, pour vocation, la constitution d'une civilisation fondée sur la spiritualité du travail » […] « Car, en allant au fond des choses, il n'y a pas de véritable dignité qui n'ait une racine spirituelle et par suite d'ordre surnaturel » (p 108-9).

L'enracinement évoque alors une utopie morale, culturellement et scientifiquement régressive : « Le problème de la culture de l'esprit se pose pour les paysans comme pour les ouvriers. À eux aussi, il faut une traduction qui leur soit propre ; elle ne doit pas être celle des ouvriers ». La science « doit être présentée aux paysans et aux ouvriers de manière très différente » (p 99). Science et religion s'opposent : « Aujourd'hui la religion est une chose du dimanche matin. le reste de la semaine est dominé par l'esprit de la science. Les incroyants, qui y soumettent toute leur semaine, ont un sentiment triomphant d'unité intérieure. Mais ils ont tort, car leur morale n'est pas moins en contradiction avec la science que la religion des autres […]. Chez les chrétiens, l'incompatibilité absolue entre l'esprit de la religion et l'esprit de la science, qui ont l'un et l'autre leur adhésion, loge dans l'âme un malaise sourd et inavoué » (p 264-5).

Chemin faisant, Simone Weil nous donne sa lecture du Nouveau Testament, des mystères antiques et des présocratiques ; parcourt l'Histoire et justifie sa haine pour Rome et son amour de la Grèce antique et du christianisme originel ; et révèle le motif de ses choix esthétiques : « Il y a un point de grandeur où le génie créateur de beauté, le génie révélateur de vérité, l'héroïsme et la sainteté sont indiscernables. Déjà, à l'approche de ce point, on voit les grandeurs tendre à se confondre. On ne peut pas discerner chez Giotto le génie du peintre et l'esprit franciscain ; ni dans les tableaux et les poèmes de la secte zen en Chine, le génie du peintre ou du poète et l'État d'illumination mystique. […] L'Iliade, les tragédies d'Eschyle et celles de Sophocle portent la marque évidente que les poètes qui ont fait cela étaient dans l'état de sainteté […]. Racine a écrit la seule oeuvre de toute la littérature française qui puisse presque être mise à côté des grands chefs-d'oeuvre grecs au moment où son âme était travaillée par la conversion. […] Une tragédie comme le roi Lear est le fruit direct du pur esprit d'amour. La sainteté rayonne dans les églises romanes et le chant grégorien. Monteverdi, Bach, Mozart furent des êtres purs dans leur vie comme dans leur oeuvre » (p 252-3).

Que pouvait penser De Gaulle, commanditaire du livre, de ces positions exaltées ? Selon Marie-Chalotte Cadeau (https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2009-1-page-22.htm), il la jugea folle. Pour ses mises en garde (« Le gouvernement qui surgira en France après la libération du territoire sera devant le triple danger causé par ce goût du sang, ce complexe de mendicité, cette incapacité à obéir », p 171) ? Pour sa discrète flagornerie (« Le mouvement français de Londres a précisément le degré qui convient de caractère officiel pour que les directives envoyées par lui contiennent le stimulant attaché à des ordres, sans pourtant ternir l'espèce d'ivresse lucide et pure qui accompagne le libre consentement au sacrifice » p 221) ? Pour ses conseils (« La méthode d'action politique esquissée ici dépasse les possibilités de l'intelligence humaine, du moins autant que ces possibilités sont connues. Mais c'est là précisément ce qui en fait le prix. Il ne faut pas se demander si l'on est ou non capable de l'appliquer. La réponse sera toujours non. Il faut la concevoir d'une manière parfaitement claire ; la contempler longtemps et souvent ; l'enfoncer pour toujours au lieu de l'âme où les pensées prennent leurs racines ; et qu'elle soit présente à toutes les décisions » p 234-5) ?

Pardon pour cette ironie. le livre contient aussi des réflexions d'une grande élévation : voir les deux citations complétant cette critique.
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