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Critique de Creisifiction


«Les meilleurs livres sont ceux desquels les meilleurs lecteurs ont su extraire la plus grande somme de pensée de la plus haute qualité ; mais c'est généralement de ces livres-là que les piètres lecteurs recueillent le moins». Avec ce billet, et au vu des appréciations très majoritairement dithyrambiques de ce court roman paru en 1911, je risque fortement de me retrouver étiqueté par un grand nombre de Babelnautes dans cette même catégorie de «piètres lecteurs», dressée en 1903 par Edith Wharton dans son essai «Le Vice de la Lecture»!
J'avouerai même que ceci m'avait un peu fait hésiter à publier ces quelques négligeables impressions totalement à contre-courant et impliquant, de surcroît, une auteure aussi prestigieuse et admirée unanimement par la critique littéraire et son lectorat, puis je me suis demandé si, en m'en abstenant, je ne me condamnais pas, comme les personnages de ETHAN FROME, à trop de «scrupules», ceux-là même qui ne m'avaient pas convaincu parce que, me semblant trop artificieux et convenus, m'avaient laissé en définitive une sensation désagréable d'«artificiel».
J'irai donc jusqu'au bout de mon billet et...de vos jugements! Je suis très déçu par ce livre, vous l'avez sans doute déjà compris. Contrarié aussi par le hasardeux et malheureux concours de circonstances qui m'aura fait aborder l'oeuvre d'Edith Wharton par cet ouvrage qui, si j'ai bien compris en tant que potentiel «mauvais lecteur», ne serait pas tout à fait non plus représentatif de son univers habituel...
A l'origine de cette déception, il y a surtout le traitement de la psychologie des protagonistes qui me paraît trop expéditif. Si ceux-ci peuvent sans doute incarner des avatars tout à fait crédibles de patterns typiques de leur époque, de leur milieu et de leur condition sociale, ils manquent à mon sens de toute perspective plus individuée, m'ont paru trop superficiels et lisses, voire par moments caricaturaux (Ethan trop gentil, Zeena trop aigre, Matt trop ingénue...), d'où certainement le fait qu'ils n'ont réussi guère à susciter de l'empathie de ma part. C'est un récit qui m'a semblé globalement assez froid, et qui m'aura laissé tout aussi froid et distant.
Je n'ai pas non plus été particulièrement sensible aux arguments invoqués par l'auteure dans l'introduction qu'elle a rajoutée lors la réédition de l'ouvrage en 1922, et où elle explique que son sujet «demandait à être traité aussi nûment et sommairement que la vie s'était toujours présentée à mes protagonistes ; toute tentative pour raffiner et compliquer leurs sentiments aurait nécessairement faussé le tout». Ce n'est pas, me semble-t-il, parce que la vie et l'environnement où des personnages évoluent sont eux-mêmes nus, rudes et «sommaires» que ces derniers seraient dispensés d'un traitement psychologique plus subtil et plus nuancé. En dehors des rôles emblématiques qu'ils portent comme des drapeaux au service d'un fatalisme conquérant qui envahit cette intrigue, j'avoue que suis resté sur ma faim quant à leurs véritables motivations subjectives à agir comme ils le font. Ainsi, si au lieu de passer à l'acte tragiquement, Ethan et Matt s'étaient libérés enfin du joug de la méchante Zeena pour vivre libres et pleinement leur amour, je serais probablement resté aussi dubitatif et indifférent. Ainsi également du traitement sommaire de la psychologie féminine, incarnée surtout par le personnage de la femme d'Ethan, Zeena ( mais finalement omniprésent et interchangeable), Zeena dont la méchanceté est brossée en gros traits, très impersonnels, et qui semblent exclure tout élément de son histoire passée ou récente susceptibles, sinon de la justifier, au moins relativiser quelque peu son rôle ingrat et quasi mécanique de mégère de service. Absolument rien d'autre, à part son acariâtreté, ne sera évoqué par l'auteur. Au lecteur alors de se demander éventuellement (et en vain, je rajouterais...) pourquoi, alors qu'elle ne se trouve visiblement pas sous le joug, compte tenu de l'époque et du contexte particulier, d'un «tyran» de mari, Ethan étant au contraire un gentil gars, plutôt sensible, serviable, honnête et curieux, qui avait même des projets au départ de leur vie commune, pourquoi il n'y a pas la moindre lueur de quoi que soit d'autre pour Zeena que le besoin de se faire mal et de faire souffrir son entourage ? Certes si on peut, d'un côté, attribuer légitiment et par principe à l'auteure l'intention de dénoncer la condition et les rôles auxquels la société de son époque cantonnait la majorité de la gent féminine, il ne reste pas moins que ce personnage de malade hystérique ne suscite que du mépris. L'auteure est, à son niveau et en miroir, elle-même tout aussi cruelle et sans compassion, et nous livre en fin de compte un personnage qui aurait pu tout aussi bien être dépeint, tel quel, par un autre auteur quelconque dont la plume serait teintée d'une bonne dose de misogynie ! Comment interpréter d'ailleurs, à propos de misogynie, si on ne savait pas que l'auteure était une femme comme Edith Wharton, les tous derniers mots sibyllins par lesquels le récit est définitivement clos, à savoir que les seules différences entre les Frome vivants et les morts résident dans le fait que ces derniers «sont tous en repos et que les femmes sont obligées de tenir leur langue» ? Point final!
Dommage qu'Edith Wharton ait estimé qu'il n'y avait pas là matière pour un roman plus long et plus nuancé, comme elle a essayé d'expliquer dans son introduction.
Tel quel, ETHAN FROME est un récit juste cruel, fataliste et inabouti. L'auteure en fait trop, à mon sens, et frôle souvent dangereusement la caricature gratuite. Un récit à la fois boursouflé et vide. Trop peu de matière et trop de prétention. En tout cas pour moi, et pardonnez-moi si je suis un «piètre lecteur» qui n'aura pas su extraire la bonne nourriture spirituelle de ce que l'auteure elle-même décrit comme ses «affleurements de granits à demi émergés du sol».

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