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Critique de afleurdemots


Toute sa vie, la mère de Clemmie s'est efforcée d'inculquer à sa fille l'importance de la réussite professionnelle et de l'autonomie financière. Mais à trente-six ans et après avoir fait de nombreux sacrifices pour son travail, force est de constater que la vie personnelle de la jeune avocate est sens dessus dessous : entre des fiançailles fraîchement rompues, un patron tyrannique qui ne lui laisse pas une seconde de répit et une harmonie familiale plombée par les tensions ambiantes et des secrets latents, Clemmie désespère de voir le vent enfin tourner.

Sa vie va pourtant soudainement basculer le jour de l'anniversaire de sa grand-mère, Addie. A quatre-vingt-dix-neuf ans, très affaiblie et rendue confuse par son nouveau traitement, la vieille femme semble ne pas reconnaître sa petite-fille qu'elle confond avec une dénommée « Bea ». Cet évènement va être l'élément déclencheur d'une prise de conscience pour Clemmie qui réalise avec effroi qu'elle ne connaît finalement que peu de choses concernant la vie de sa grand-mère. Avec l'aide de Jon, le fils par alliance de sa tante, Clemmie est bien décidée à trouver des réponses à ses questions, quitte pour ce faire, à déterrer des secrets de famille jusqu'alors soigneusement enfouis.

En 1906, Addie, la grand-mère de Clemmie, n'a pas encore 6 ans quand, après avoir subitement perdu ses parents dans des circonstances tragiques, elle se retrouve orpheline et est confiée à son oncle et sa tante, lord et lady Ashford. En tant que fille du frère cadet du sixième comte, Addie est une parente pauvre. Une situation que ne manque pas de lui rappeler sa tante qui lui témoigne, dès leur première rencontre, une hostilité à peine dissimulée. La fillette se retrouve donc contrainte de quitter sa petite maison de Guilford Street ainsi que sa gouvernante, Mlle Ferncliffe, afin d'aller vivre à Ashford Park, un château de style néoclassique aux dimensions vertigineuses.

Malgré les années qui passent, les relations entre Addie et sa tante ne s'améliorent pas et la fillette peine à trouver sa place au sein de la famille. Car à la différence des autres Gillecote, Addie doit sans relâche redoubler d'effort pour se faire pardonner d'être issue d'un père dévoyé et d'une mère roturière et romancière à scandale. « Elle était donc censée se montrer deux fois plus convenable, fournir deux fois plus d'efforts qu'elles, pour faire oublier ses origines. Les autres étaient des Gillecote de plein droit ; elle devait se donner du mal pour mériter son nom. ». Dans son malheur, Addie peut néanmoins compter sur l'affection de sa cousine, Béa qui ne tarde pas à la prendre sous son aile. Si chacune voit en l'autre la soeur idéale qu'elle a toujours rêvé d'avoir, les années passant et les évènements marquants se succédant ne tarderont pas à faire resurgir leurs différences et à mettre leur affection à l'épreuve.

Parmi les bouleversements de ce début du XXème siècle, la première guerre mondiale marquera de sa trace indélébile l'ensemble des habitants d'Ashford Park et la société toute entière. Espoir, déni ou désenchantement, chacun des protagonistes appréhende la tragédie et ses conséquences à sa façon, à l'image de l'inflexible Lady Ashford, qui refuse obstinément de voir que la monde a changé : « Il faut dire que ces temps-ci elle s'horrifiait de tout, depuis que la guerre avait mis le monde sens dessus dessous, décimé toute une génération de prétendants potentiels, et assoupli les anciens codes sociaux et les règles morales. En ce qui concernait les autres, bien sûr. Mère avait fermement refusé de se plier à ces nouvelles moeurs. Corsetée comme la reine Mary, elle continuait à faire le tour des mêmes salons dans les mêmes maisons, faisant semblant de ne pas remarquer les vides laissés par les morts, le rouge à lèvres trop vifs, la nouvelle musique. Si elle décidait de l'ignorer, rien de tout cela n'existait. »

A l'inverse de sa mère, Bea a parfaitement conscience des bouleversements engendrés par la guerre. Au contraire d'Addie, dont les parents se sont mariés par amour et ont toujours vécu dans une insouciance bohème, elle appartient à un monde où l'amour n'a pas sa place dans les alliances entre grandes familles, et dans lequel « le mariage était un contrat, pas un roman ». Après avoir rêvé des années durant de faire son entrée dans le monde, la guerre a rompu le charme des illusions d'antan et Bea ne tarde pas à déchanter face à l'insipidité du milieu doré auquel elle appartient : « En proie à un indicible sentiment d'ennui, Bea parcourut la salle du regard. La saison des bals était largement entamée et elle avait l'impression que c'était toujours la même soirée qui se répétait sans fin : les mêmes gens, les mêmes vêtements, la même musique, les mêmes serpentins défraichis, les mêmes chaises dorées occupées par les mêmes douairières somnolentes.

C'était ce à quoi elle était destinée. Ce qu'elle avait attendu pendant toutes ces longues années, ces heures interminables dans la nursery, à Ashford. C'était censé être cela, la vie ! L'amour ! L'aventure ! Et qu'avait-elle en définitive ? Des glaces tièdes de chez Gunter, des filles en robe aux tons pastel fanés, et une salle de bal remplie d'hommes grisonnants de l'âge de son père et des garçons tout juste sortis de l'école, qu'on avait réquisitionné pour compléter l'assemblée. L'orchestre jouait une valse dénuée d'entrain. L'armistice avait été signée depuis huit mois, mais Londres ne s'était pas encore remis des épreuves de la guerre. ». Quant à Frederick, il a ramené de nombreux traumatismes des champs de bataille. Désillusionné, son pessimisme offre un contraste saisissant avec la nature ingénue et résolument idéaliste d'Addie. A travers les échanges de ces deux jeunes gens aux visions radicalement différentes, Lauren Willig nous offre d'ailleurs des dialogues brillant d'intelligence !

A travers la vie d'Addie, de Bea et de leur entourage, l'auteure nous offre ainsi un portrait remarquable des bouleversements engendrés par la Première Guerre Mondiale et des répercussions sociétales qui en découlèrent. Désir de se libérer des contraintes sociales ou d'oublier les horreurs des champs de bataille, la jeunesse des années folles s'enivre de jazz et de plaisirs nocturnes. Une frénésie d'oubli et de fêtes s'empare de la population ; beaucoup tentant d'oublier l'amertume d'un passé de ruine et de deuil ainsi que les incertitudes quant à l'avenir à travers l'alcool ou la drogue.

Mêlant habilement petites histoires à la grande Histoire, Lauren Willig démontre un talent de conteuse hors pair et un sens du dialogue affirmé. A travers les histoires croisées d'Addie et de Clemmie, l'auteure nous offre un voyage dans le temps et l'espace. de l'Angleterre aux Etats-Unis, en passant par le Kenya, l'immersion est toujours parfaitement réussie.

Récits passé et présent s'articulent à la perfection, révélant peu à peu les moindres détails d'une intrigue captivante sur fond de non-dits et de secrets de famille, qui nous emporte de la première à la dernière page. Si je m'attendais à des révélations plus surprenantes et à des rebondissements moins attendus, j'ai en revanche été éblouie par le travail réalisé sur la psychologie des personnages ainsi que le soin apportée à l'écriture, riche en références littéraires. Lauren Willig émaille en effet son récit de multiples clins d'oeil à de nombreux auteurs (allant de Frances Burnett à Evelyn Waugh, en passant par Jane Eyre de Charlotte Brontë), témoignant de l'amour indéniable de l'auteure pour la littérature anglaise. Certaines scènes dans la nursery avec les deux cousines enfants ne sont d'ailleurs pas sans rappeler les romans de Frances Hodgson Burnett tant l'influence exercée par la romancière anglaise est palpable ! Autant de références subtilement distillées qui confèrent au roman de Lauren Willig une atmosphère unique et un véritable charme.

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Oscillant habilement entre passé et présent, « Ashford Park », premier roman de Lauren Willig traduit en français, convie le lecteur dans l''intimité d'une famille à l'histoire jonchée de secrets, au décours d'une intrigue le faisant voyager de l'Angleterre du début du XXème siècle aux Etats-Unis d'aujourd'hui en passant par le Kenya. Avec un sens du dialogue affirmé et un talent de conteuse hors pair, Lauren Willig nous dévoile les blessures enfouies de ses personnages avec une remarquable justesse psychologique et une pudeur constante.
Prenant soin d'inscrire son récit dans l'Histoire avec un grand H, elle montre les bouleversements sociaux engendrés par la grande Guerre et les traumatismes physiques et psychologiques qu'elle a entraînés.
Si on peut regretter la prévisibilité de la plupart des révélations et des rebondissements mis en scène par l'auteure, cet écueil scénaristique est cependant rapidement pardonné au vu de l'écriture maîtrisée et riche en références littéraires qui articule avec brio récits passé et présent.

Je remercie chaleureusement Babelio et les éditions Presses de la Cité pour cette belle découverte !
Lien : http://lectriceafleurdemots...
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