AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Nastasia-B


On a beaucoup parlé, beaucoup dit ou médit des qualités ou des défauts respectifs de tel ou tel exercice de traduction. À l'heure actuelle, j'ai l'impression qu'on ne jure plus que par la VO. « Oh ! ma pauvre, tu le lis en français, ce livre ?! Malheureuse, IL FAUT le lire en anglais, sans quoi tu perds tout ! » J'imagine qu'effectivement, ça doit être mieux — quand on maîtrise parfaitement la langue — de lire Tolstoï en russe, Pessoa en portugais, Pamuk en turc, Murakami en japonais, etc., etc. Mais, voilà, mes pauvres amis, mes capacités linguistiques étant ce qu'elles sont et me sentant déjà incapable de lire la Chanson de Roland en ancien français, ce qui est censé être ma propre langue dans sa version 1.0, qu'en sera-t-il du reste ?

C'est l'air du temps, il faut croire, l'ère du mondialisme à tout prix. On oublie, ou l'on feint d'oublier, que beaucoup d'oeuvres exceptionnelles de notre patrimoine littéraire francophone sont en réalité des traductions ou, plus exactement, des transcriptions ; c'est-à-dire que l'on se détache de la rigueur de la lettre pour en mieux conserver l'esprit, pour en révéler toute la force, pour magnifier toute la teneur du texte dans notre propre langue, ce qui est définitivement impossible si l'on colle de trop près à la lettre (ou si l'on est un locuteur somme toute moyen de la langue en question comme le sont bon nombre de ceux qui m'enjoignent de lire en VO).

Je cite, par exemple, le Cid de Corneille, transcription géniale de Guillén de Castro ; Dom Juan de Molière, transcrit de Tirso de Molina ; les Fables de la Fontaine, transcrites d'une brochette d'auteurs antiques. Plus proche de nous, on pourrait encore citer le Moine d'Antonin Artaud, transcrit de Lewis. Bref, chaque fois que d'authentiques auteurs se donnent la peine de transcrire un autre auteur dans leur langue, le résultat a des chances d'être à la hauteur des espérances, même si la lettre est outragée (cf la traduction de Poe par Baudelaire).

Mais les auteurs ne se donnent plus guère cette peine, on laisse la tâche aux traducteurs, qui, dans leur immense majorité sont des champions de la lettre mais pas forcément de l'esprit des oeuvres qu'ils traduisent. Les plus récents exemples d'oeuvres réellement transcrites en français et non pas simplement traduites sont peut-être celui de Finnegans Wake (car sa traduction simple était réputée infaisable) ou celui de Vie et Opinions de Tristram Shandy par Guy Jouvet, qui s'éloigne ainsi de l'ancienne traduction de Charles Mauron.

Alors si je m'éloigne — moi aussi ! — autant de l'oeuvre qui nous occupe aujourd'hui, c'est pour vous signaler un exercice de traduction — de traduction certes — mais quelle traduction, quelle somptueuse traduction ! le traducteur de Flush : une biographie, et qui n'est autre que le Charles Mauron précédemment cité mais qui, cette fois, pour Virginia Woolf, a réalisé un petit trésor d'orfèvrerie de la traduction.

Son texte coule, glisse, avance, pétille, frétille, fourmille, scintille à nos pupilles, émoustille nos papilles et tout ce que vous voudrez encore de rimes en « ille ». Il a su conserver, restituer, révéler l'esprit de son auteure, par delà la lettre et c'est un vrai bonheur à lire. Chapeau, donc, Monsieur Mauron, pour cette fidèle non traduction — sans oxymoron, cela va sans dire.

Qu'en est-il de l'oeuvre elle-même ? En 1932, c'est une Virginia Woolf qui possède déjà une grande expérience en matière d'écriture — certains diront « des heures de vol au compteur », ce dont je me garderai bien car j'approche dangereusement, et chaque jour davantage, de ce même âge fatidique. C'est une auteure, donc, qui a déjà trouvé son identité littéraire : le courant de conscience.

Immerger le lecteur dans la subjectivité (dans la tête) du personnage. Telle pourrait être, très succinctement, la définition du courant de conscience. Et c'est ici que se révèle la grande originalité (pour l'époque) de Virginia Woolf, en ce sens qu'elle prend le parti de nous faire pénétrer dans la tête d'un chien. Mais pas n'importe quel chien, un chien ayant réellement existé et pour lequel des éléments biographiques existent concrètement, puisqu'il s'agit du chien du couple Browning, l'un et l'autre poètes réputés de l'époque victorienne, ayant entretenu une épaisse correspondance au cours de leur vie. le chien, Flush, un cocker spaniel, appartenait, plus précisément à l'épouse, Elizabeth, née Barrett, avant même son mariage avec Robert Browning.

Virginia Woolf se livre à un exercice délicat, car largement hypothétique et lacunaire, mais pourtant balisé de nombreuses références authentiques. D'après moi, elle y excelle quoique… Quoique non, finalement, car, certes, elle a su trouver un ton fantastique, la dose exacte d'humour et de désinvolture qui convenait dans les trois premiers chapitres et le final, le tout allié à une grande pertinence avec son projet littéraire global du courant de conscience. Mais, oui, il y a un mais — et je rejoins totalement en cela le lecteur ileana dans sa critique : il y a ce qu'il appelle « une baisse de régime au milieu du récit » et que moi j'appellerais plutôt un changement de ton.

Virginia Woolf, dans les deux gros chapitres centraux et qui constituent à peu près la moitié de l'ouvrage, devient plus sérieuse, plus factuelle, moins distanciée. Ce n'est pas désagréable à lire, loin s'en faut, mais ce n'est plus du tout le même plaisir à la lecture, la même légèreté jouissive des premiers chapitres. Et donc, malgré sa grande expérience du roman, j'aurais tendance à lui adresser ce tout petit reproche : exercice réussi et maîtrisé dans l'ensemble, à l'exception de ce changement de ton non expliqué et apparemment non justifié au milieu, qui perturbe un peu la lecture et, en ce qui me concerne, m'a fait prendre beaucoup moins de plaisir que le début ou la toute fin du roman.

Vous êtes donc transportés, dans l'essentiel de l'oeuvre, à la place du chien. Vous percevez et interprétez les événements à la façon d'un chien du XIXème siècle, sans toutefois perdre votre double lecture d'humain spectateur du XXIème. On y lit également certains partis pris propres à Virginia Woolf, en sa qualité de femme écrivaine, appartenant à un milieu proche de celui auquel appartenait Elizabeth Barrett-Browning.

Très intéressant, donc, de mon point de vue, avec la petite limitation sus-mentionnée. Mais qui suis-je pour faire des remarques d'ordre stylistique à Virginia Woolf ? Je suis bien d'accord avec vous et par conséquent, gardez toujours à l'esprit que ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
Commenter  J’apprécie          1279



Ont apprécié cette critique (120)voir plus




{* *}