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Critique de Magdalae


A 24 ans, Rachel Vinrace, une jeune fille passionnée de musique taciturne et solitaire et presque cloîtrée chez ses tantes à Richmond, participe pour la première fois à une croisière en compagnie de son père, de son oncle Ridley Ambrose et de sa tante Helen vers l'Amérique du Sud avec une escale au Portugal où ils rencontrent une certaine Mrs Dalloway et son mari. Cette occasion de découvrir le vaste monde et de sortir de sa bulle intérieure va lui permettre de rencontrer des jeunes gens de son âge, comme Terence Hewet et Saint John Hirst, deux amis libres penseurs, et une foule hétéroclite de personnes dans l'hôtel où ses deux nouvelles connaissances séjournent. Bals, excursions, conversations banales ou secrètes, rien n'est plus éloigné de sa vie d'avant. Cette immersion dans la société édouardienne, où seules les apparences comptent, va lui permettre par contraste de se trouver elle-même, d'explorer sa quête de la vérité avec Terence et Saint-John, et non plus seule, et enfin de quitter la maigre surface des choses pour enfin vivre pleinement, quitte à en payer le prix.

Publié en 1915, son écriture coïncide avec une longue crise de dépression de 1913 à 1915 qui se retrouve peut-être dans le malaise que vit Rachel face à son exploration des émotions, à sa quête de la vérité et du bonheur pour elle-même et pour les autres. Ce roman a quelque chose à voir avec la libération et la guérison autant pour Rachel que pour Virginia Woolf qui sont toutes les deux comme enfermées à l'époque à Richmond, assez éloignées de la capitale pour ne pas pouvoir en vivre la vie mondaine. C'est comme ça en tout cas que j'interprète ce voyage à l'étranger jusqu'à Santa-Marina, une ville fictive en Amérique du Sud, et le titre original du roman presque intraduisible : The Voyage Out, littéralement « le voyage dehors, hors de », voyager pour sortir et s'en sortir.

Mais ce voyage, c'est aussi le besoin de prendre de la distance pour mieux faire la satire de la société édouardienne. Dans l'hôtel de Santa-Marina, la foule de personnages que Rachel rencontre est comme un microcosme de la société anglaise au complet mais mieux représentative parce qu'elle se retrouve dépaysée et donc plus facilement confrontée à ses préjugés sur les autochtones pour mieux les dénoncer. Ils sont comme observés à leur insu, ce qui est véritablement le cas lorsque Rachel et Helen, attirées par les lumières de l'hôtel, jouent les voyeuses en regardant l'assemblée par une des fenêtres lors d'une veillée.

Dans cette satire, la place de la femme dans la société est centrale d'autant plus qu'elle touche au premier chef le personnage principal, Rachel, qui n'a rien du modèle de la femme moderne. Comme dans Nuit et Jour, le féminisme de Virginia Woolf et les diverses revendications féministes comme un accès au droit de vote, à l'éducation ou la dénonciation de la ségrégation des femmes traverse tout le roman soit pour être critiquées, soit pour être défendues. On n'entend pas la voix d'une féministe en tant que telle comme Mary Datchet, la suffragette dans "Nuit et Jour" mais bien des hommes comme la figure du politicien en la personne de Richard Dalloway qui dénonce l'inutilité du droit de vote, chose étrange pour un homme politique.

Toutefois, c'est surtout Terence Hewet, en tant que figure de l'écrivain (et donc plus ou moins double de Virginia Woolf), qui prend la défense des droits des femmes et essaye de gagner Rachel à sa cause.

D'ailleurs, c'est à l'occasion de ce voyage qui prend des airs de voyage initiatique que Rachel va pouvoir sortir de sa condition de femme du XIXème siècle, complètement dévouée à des occupations oisives comme s'adonner fanatiquement à la musique en dédaignant tout autre centre d'intérêt, pour devenir le temps d'un instant une femme moderne, indépendante, vivant pleinement sa vie. C'est d'ailleurs ce que lui propose sa tante Helen en l'invitant à Santa-Marina.

Pour cela, il lui faut une « chambre à soi » où il lui soit permis d'exercer ses pensées, de se cultiver pour mieux affronter le monde au dehors,
« une chambre indépendante du reste de la maison, vaste, intime, un endroit où elle pourrait lire, penser, défier l'univers ; une forteresse et un sanctuaire tout ensemble. A vingt-quatre ans, une chambre représente pour nous tout un monde. »

Ce qui est drôle dans le fait de voir en Rachel une jeune fille du XIXème siècle avant qu'elle ne quitte l'Angleterre, c'est qu'elle avoue lors d'une conversation avec Clarissa Dalloway, qu'on découvre sous un autre angle que dans Mrs Dalloway, c'est qu'elle déteste Jane Austen ! Elle a beaucoup de mal à expliquer clairement pourquoi si ce n'est par une formule énigmatique. Pourtant, comme Jane Austen, Rachel a tout de la jeune fille victorienne qui est enfermée dans un carcan sans pouvoir librement s'épanouir, chose que Jane Austen a su faire à sa manière.

Sa traversée depuis Londres jusqu'à l'Amérique du Sud est aussi une « traversée des apparences » : il révèle à Rachel, d'un naturel crédule, que tout le monde ment, dissimule et plus profondément qu'il est difficile de connaître les autres même en partageant leur intimité, même en multipliant les conversations. Il y a un très beau passage où Rachel et Helen, sa tante, sont raccompagnés à l'aube après un bal jusqu'à chez elles par Terence et Saint John. Ils en profitent pour s'asseoir dans l'herbe, discuter et se raconter aux autres jusqu'à leurs convictions les plus profondes. Après s'être quittés, ils ne se connaissent pas pour autant.

Et plus tard, lors d'un tête-à-tête entre Rachel et Terence qui se rapprochent de plus en plus, l'un et l'autre comprennent chacun de leur coté qu'aucune conversation ne peut être totalement sincère, qu'il y a toujours des pensées, des émotions inavouées qui sont gardées secrètes malgré leur intimité grandissante et que toute relation demeure fragmentaire, toujours limitée, jamais assouvie complètement.

Ce désir de transparence entre eux, de fusion et d'annulation des différences entre cet homme et cette femme, la fin du roman l'offre de la manière la plus inattendue, abrupte et sublime. Cette fin m'a vraiment touchée, presque troublée et je crois que c'est le signe que c'est un grand roman ce qui est extraordinaire pour un premier roman. Même s'il est plus classique dans sa composition que d'autres romans de Virginia Woolf plus connus, il possède une originalité propre et une sensibilité qui ne laisse pas indifférent.



Lien : http://la-bouteille-a-la-mer..
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