Parce que j'ai été subjuguée par la plume de
Virginia WOOLF dans «
Mrs Dalloway », j'ai ouvert avec hâte son deuxième roman, «
Nuit et jour ». le thème qui me paraissait intéressant : l'évolution de la société anglaise Edouardienne, à un moment charnière où les femmes commencent à s'intéresser à leurs droits : de voter, de travailler, de choisir leur mari par amour, etc…
L'auteure fait se rencontrer plusieurs catégories de personnages : Ceux issus d'un milieu social aisé qui, s'ils ne paraissent pas réfractaires aux nouv
elles idées, en sont encore à réfléchir sur ce qui demeure pour eux un concept, et ceux qui expérimentent réellement les nouv
elles idées pour faire évoluer la société – et s'en sortir financièrement, car il s'agit souvent des milieux moins privilégiés, qui ont besoin de ces évolutions.
Katherine est la descendante d'un célèbre poète pour qui la vie a toujours été d'apparence douce, partagée entre les parties de thé et les invitations mondaines. Elle est admirée et enviée mais, si elle aime d'une certaine façon son mode de vie, elle ressent un manque et aspire à pouvoir étudier l'astronomie – idée qu'elle ne peut pas soumettre en l'état à sa famille. Elle cherche donc à se marier pour pouvoir se consacrer à son gré à cette activité.
« D'abord j'aime beaucoup William. Vous ne pouvez pas le nier. Je le connais mieux que quiconque ou presque. Mais, je l'avoue, si je l'épouse, c'est parce que - je serai très franche avec vous, vous ne devrez souffler mot à personne de ce que je vais vous dire - si je l'épouse, c'est parce que je veux me marier. Je veux avoir une maison à moi. La vie n'est plus possible chez nous. Vous, vous n'avez aucun problème, Henry ; vous pouvez faire ce que vous voulez. Moi, je dois toujours être là. Vous savez bien comment cela se passe à la maison. Vous ne seriez pas heureux non plus si vous ne faisiez rien. Ce n'est pas que je n'aie pas le temps - c'est l'atmosphère. »
Les prétendants ne manquent pas mais, au moment de faire un choix pratique consistant à épouser un homme de son milieu, elle doute et se demande si finalement elle pourra vivre avec lui ou si, pour trouver le bonheur, elle ne ferait pas mieux d'écouter son coeur quitte à sortir de son confort…
« Chercher un sentiment vrai dans le chaos d'indifférence ou de faux-semblants dont la vie est faite ».
On sent d'ailleurs une certaine ironie dès les premières lignes du roman lors de la description de ce confort bourgeois fait d'apparences :
« C'était un dimanche après-midi d'octobre et, tout comme nombre de jeunes-filles de sa condition, Katherine Hilbery servait le thé. Seul un cinquième de son esprit prenait part à cette occupation ; les quatre autres avaient franchi allègrement la petite barrière de jour qui s'interposait entre le lundi matin et ce moment plutôt maussade, et jouait avec les choses que l'on fait de son plein gré, à la lumière du jour. Quoiqu'elle fût silencieuse, elle était manifestement maîtresse d'une situation familière, et encline à la laisser se dérouler, pour la six-centième fois peut-être, sans faire entrer en jeu aucune de ses facultés demeurées libres. »
A l'opposé, Mary est paradoxalement une amie de Katherine qui doit travailler pour vivre.
Elle se bat pour ses idées évolutionnistes et notamment pour le droit de vote des femmes sans lequel elle ne conçoit pas de société. Pour elle, le travail est une valeur.
« Mary se sentait solidaire de la foule des employés de bureau, des dactylos et des gens de commerce ; elle partageait avec eux la bousculade, l'humidité et la noble tâche de remonter une nouvelle fois le mécanisme du monde pour vingt-quatre heures. »
« Il y a quelque chose que Katherine ne comprend pas à propos du travail. Elle n'a jamais eu besoin de travailler. Elle ne sait pas ce que c'est que travailler. Moi-même, je ne l'ai su qu'assez tard. Mais c'est ce qui nous sauve, j'en suis sûre.
- Ne pensez-vous pas qu'il existe autre chose que le travail ? demanda-t-il hésitant.
- Rien sur quoi l'on puisse compter, répondit-elle. [...] Que serais-je devenue si je n'étais pas obligée d'aller au bureau tous les matins ? Des milliers de personnes vous diront la même chose - des milliers de femmes. C'est le travail qui m'a sauvée, Ralph, pas autre chose. »
Pourtant, les deux amies se rejoignent sur le thème de l'amour : Katherine, rêveuse insatisfaite, qui semble froide et indifférente tellement ses pensées sont occupées à rechercher un sens à sa vie, et Mary, idéaliste au sens pratique, occupée à changer le monde et ayant désespérément besoin de se sentir utile pour exister, pressentent toutes deux qu'
elles ont besoin d'un amour vrai pour ne pas être déçues. Hélas, il se pourrait bien qu'
elles aiment le même jeune homme… Mais aucun de ces jeunes gens ne sait réellement définir l'amour, alors comment être certain d'être amoureux ?
Le titre (littéralement traduit) «
Nuit et jour » pourrait illustrer cette obsession permanente de trouver l'amour, de rêver l'amour et de l'idéaliser en pensant à lui
nuit et jour quitte à déformer sa réalité pour vivre une chimère. le roman entier est constitué par le va-et-vient des sentiments qui paraissent à leurs auteurs, et selon les moments de la journée, tantôt sûrs et limpides (lorsqu'ils rêvent de l'autre idéalisé), tantôt fragiles et embrouillés (lorsque les relations ré
elles avec l'autre se révèlent délicates). Dans une société encore peu encline à écouter son coeur au détriment des arrangements et convenances, toutes les pensées des personnages tendront à résoudre cette énigme… Et conduisent étrangement à des formes de réflexions assez modernes, comme l'amour hors mariage :
« Vous saviez que vous étiez amoureux ; pour nous, c'est différent. On dirait... (…) On dirait que brusquement quelque chose s'arrête – cède – s'efface – comme un mirage – comme si nous inventions que nous étions amoureux – comme si nous imaginions quelque chose qui n'existe pas. Voilà pourquoi il nous est impossible de nous marier un jour. Découvrir sans cesse que l'autre est une illusion ; partir ; oublier ; ne jamais être sûr que l'on aime ou qu'il n'aime pas en vous quelqu'un d'autre ; le passage terrifiant entre la joie et la tristesse, oui, voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous marier. En même temps, il nous est impossible de ne pas vivre l'un sans l'autre, parce que... »
*****
Dans ce deuxième roman de l'auteure, j'ai trouvé la plume moins remarquable que dans «
Mrs Dalloway » dans le sens où elle est plus classique dans la forme et ressemble un peu à du
Jane Austen. Tandis que, dans «
Mrs Dalloway », la plume et la construction du roman ne faisaient qu'un, rythmant ainsi le récit comme un coup de vent sublime vous fait naviguer d'une pensée à l'autre en un clin d'oeil.
La plume de
Virginia WOOLF n'en reste pas moins sûre et précise, exactement rythmée, un petit bijou de pensées ciselées de chaque personnage, et il est intéresant de constater comme certaines préoccupations peuvent nous être familières encore aujourd'hui, ou sembler modernes, intemporels. Il semble que l'auteure y ait mis beaucoup d'elle-même. Les thèmes sont l'amour, le temps qui passe, mais aussi la difficulté pour les femmes, tous milieux confondus, de trouver leur place dans cette société entre aspirations personn
elles et devoir, amour et travail, etc...
Une belle expérience de lecture qui plaira beaucoup aux amateurs de littérature anglaise du 19ème avec sa société réglée, sa lenteur, son expectative, mais qui ennuiera probablement les amateurs d'action, les détracteurs de ce genre littéraire en général et de
Jane Austen en particulier.
De plus, il s'agit d'un roman où les pensées et sentiments sont tellement intellectuellement décortiqués que je ne me suis attachée à aucun personnage. C'est donc un beau classique sur la forme mais il ne m'a pas captivée au fond à cause de l'indécision permanente des personnages et de l'absence d'amitié pour les personnages. Je reconnais toutefois des réflexions très justes, et demeure très curieuse de lire les romans suivants, où l'auteure semble avoir davantage trouvé son style.
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