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Critique de fbalestas


Imaginez que vous avez perdu la mémoire, que vous vous réveillez au beau milieu d’un aéroport avec une valise et un diadème sur la tête. Vous êtes une femme, vous avez une trentaine d’années, de très grands pieds, et vous ne savez plus du tout ce que vous faites dans cet endroit. Vous ouvrez votre sac et vous y trouvez deux passeports, deux jeux de clés et une petite lingette rince-doigt.
Tel est le scénario de départ de Double nationalité , une épopée de de deux fois vingt trois jours passés d’abord en Lutringie (comprendre la France) et ensuite en Yasigie (comprendre la Hongrie) dans lequel l’héroïne va, non pas recouvrer sa mémoire, mais mener une auto-perquisition, découvrir qu’elle appartient à une double culture : née en France de parents hongrois, elle maîtrise les codes et la langue française de façon professionnelle –son ordinateur lui révèle qu’elle est traductrice-interprète – mais aussi le hongrois que ses parents lui ont appris, et conserver une attirance forte pour ce tout petit pays appelé à tort pays de l’Est.


« Au final, quelques heures après être entrée dans votre appartement, vous êtes toujours célibataire, vous êtes toujours une Française née de parents immigrés, toutefois votre vision de votre existence s’est grandement affinée – c’est une chance que d’avoir été frappée d’amnésie dans une société scripturale, nul besoin d’aller voir le chamane du village afin qu’il vous révèle la vérité de votre existence, vos quittances de loyer et vos relevés de points de retraite parlent d’eux-mêmes.
Vous êtes traductrice-interprète de profession. La chose est assez claire, votre curriculum vitae, vos notes d’honoraires, vos e-mails professionnels, tout concorde. Bon. Au moins vous savez pourquoi vous êtes si bien renseignée sur la vie des prostituées et des mules : vous êtes spécialisée dans le domaine juridique et vous travaillez régulièrement sur des affaires de proxénétisme et de trafic de stupéfiants. Vous exercez surtout en France, mais vous avez quelques clients en Yazigie, vous y aviez justement une mission il y a trois jours, cela explique donc votre voyage récent.»

Mais rien n’est simple, puisqu’ici tout est double.

Avec beaucoup d’humour, beaucoup de sincérité aussi, notre héroïne ou plutôt vous, – le lecteur est aussi un double du narrateur –, parce que l’auteur utilise dans tout son récit la deuxième personne du pluriel, mène l’enquête : rencontrant ceux qui sont censés être ses proches (sa meilleure amie hongroise, ses copines traductrices, sa grand-mère hongroise), fouillant dans les e-mails de son ordinateur, elle découvre de sa part un double discours.
Car au centre des deux cents premières pages, il y a la question : a-t-elle consciemment choisi d’habiter Budapest ? Et dans ce cas, les voyages à Paris ne sont-ils que des allers-retours professionnels – comme elle l’indique à ses amis en hongrois – ou bien, à l’inverse, vit-elle à Paris et rentre-t-elle de temps à autre dans sa patrie hongroise pour entretenir le mythe d’une hongroise ayant réintégré son pays d’origine, bien que dans une situation économique plus défavorable ? Mène-t-elle une double vie ? Via Internet s’est-elle déguisée en hongroise (c’est si facile via Internet) ?
D’où son trouble et les questions qu’elle ne manque pas de se poser : Qu’est-ce que le bilinguisme ? Dans laquelle des langues trouve-t-on son identité ? Sa citoyenneté ? Sa nationalité ?
La quête identitaire menée par l’héroïne au fil des pages et de ses 23 jours passés successivement à Paris, puis à Budapest va tenter de le préciser.

En même temps qu’un récit plein de rebondissements, ce roman est écrit dans une langue parfaitement maîtrisée, mais aussi parfois étrange (sortes de lapsus dans l’autre langue, comme traduite), – à l’image de ses jurons : « crotte d’astéroïde elliptique ! » –, elle nous offre surtout une quadruple vision du monde, plus ou moins lacunaire selon le point de vue, point de vue français, « lutringien », hongrois, « yasigien ». L’auteur peut ainsi désamorcer nombre de poncifs – « les Hongrois n’écriraient pas en cyrillique » ; « les Français seraient sales, incultes, malpolis » ou stigmatiser certaines attitudes nationales – « la culture française s’autodéfinierait comme meilleure que toutes les autres […], à tel point que les Français seraient métaarrogants, ils se féliciteraient de se penser supérieurs tout en enrobant la chose dans un discours mielleux ». De même du côté hongrois, avec sa nostalgie du « grand pays » et ses territoires perdus, ses bains d’eau chaude et son lac Balaton.

Au passage, c’est une langue parfaitement maîtrisée qu’elle nous sert : qui en effet parmi les locuteurs français pourra donner la définition sans sourciller de déictique, d’irrédentisme (ce terme là étant cité néanmoins par Emmanuel Macron sur France Culture) de collocation (si si avec 2 L, pas celui de l’étudiant parisien, mais l’autre, celui qui accole systématiquement deux mots ensemble) ou arriverait à placer généricité et biocénotique dans le même paragraphe ? Ou bien citer Paul Ricœur (cité abondamment aussi par notre actuel Président de la République) pour expliquer :

« Votre avocat, il vous regarde avec ses yeux bleus, vous êtes bien contente d’avoir mis une jolie robe, et il poursuit, Paul Ricœur, le récit comme opération de mise en concordance, vous voyez où il veut en venir ? Non ? Ne vous inquiétez pas, c’est assez simple. Raconter une histoire, vous explique-t-il, c’est prendre des faits et les combiner, les agencer, les organiser, ce qui équivaut à impulser des intentions, à proposer une interprétation, à suggérer une chaîne causale. »


Ce qu’il y a aussi de très amusant dans ce récit, c’est la façon dont vous ou elle observe ses pensées comme sous un microscope, comme si elles avaient une vie indépendante. Il y a par exemple une pensée d’elle qui est partie à New York, et dont on a de temps en temps des nouvelles. Ou bien des pensées qui s’affrontent dans une mise en scène dialectique, chacune s’avançant tour à tour pour exprimer son point de vue. Ou bien encore des états d’âme qui se succèdent par différentes techniques, comme celle-ci pour apaiser la colère : « Toutefois votre colère, qui est laide comme toutes les colères dictées par l’amertume, qui imprime à votre esprit des plissures et des froncements, ne s’est pas encore pleinement déployée que déjà surgissent dans votre paysage mental de petites pensées bienveillantes, qui bientôt se rassemblent et entreprennent de lisser la colère, de défroisser l’amertume, c’est la compassion humaine qui arrive, une sincère compassion douce et chaude et un peu triste, les Yaziges sont un tout petit peuple avec de grandes frustrations, un tout petit peuple rongé d’être un tout petit peuple, un jour ils apprendront à s’accepter tels qu’ils sont et ils iront enfin de l’avant, comme vous et vos pieds, on n’est pas toujours conforme à ce qu’on aimerait être. »

Mais en France il y a une menace qui plane sur son parcours : une loi devrait interdire la double nationalité et les biculturels devraient choisir … On y verra bien sûr des échos avec l’actualité politique sur la déchéance de nationalité.

Il faudra attendre les pages 600 pour que le champ de vision s’élargisse et que notre héroïne se trouve confrontée à l’actualité dans toute sa brutalité : amnésique, coupée du flux quotidien d’informations, elle n’était pas au courant de l’afflux de migrants dans son pays – difficile pourtant de passer à côté lorsqu’elle va à la Gare de l’Est et qu’elle voit ses groupes en quête de traversée à destination de l’Allemagne, vers l’Occident, vers l’un des pays du G7. Mais pourquoi diable ne pas rester en Hongrie, sa « patrie-chérie » ? Celle-ci serait –elle devenue inhospitalière ? Théorie impossible aux yeux de celle qui se croit redevenue hongroise par choix.
Comment peut-on être hongrois ? Réflexion sur la langue, le bilinguisme, l’identité, la nationalité et le rapport au pays, ce roman est tout cela à la fois et quelque chose de plus encore.
Dense et plein d’humour, brillant sans être pesant, les 684 pages ne sont pas du tout un pensum, ni un essai sociologique d’analyse comparée, ni un traité de pensée unique bien-pensant. Tout au contraire, Double nationalité se lit d’une traite en s’amusant beaucoup des tribulations de notre traductrice-interprète en quête d’elle-même.
A l’image de ses jurons : nom d’une crosse frigorifique !
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