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Critique de JustAWord


C'est grâce à l'acharnement des éditions Aux Forges de Vulcain que l'on connaît en France l'oeuvre de Charles Yu.
Et si ce nom ne vous dit rien, sachez qu'il nous a non seulement gratifié de deux excellents recueils de nouvelles (Pardon, S'il te plaît, Merci et Super-Héros de Troisième Division), d'un roman de science-fiction (Guide de survie pour le voyageur du temps amateur) mais qu'il est scénariste/producteur pour certaines des plus brillantes séries TV modernes telles que Westworld ou Legion.
Et pour cette rentrée littéraire, Charles Yu revient en langue française avec son second roman : Chinatown, Intérieur.

Le script de ta vie
Si deux éléments sont très importants avant de commencer à parler de Chinatown, Intérieur, c'est de rappeler que Charles Yu est un auteur américain d'origine Taïwanaise mais qu'il est aussi un scénariste qui connaît ainsi très bien l'envers du décor Hollywoodien et les subtilités des séries américaines.
[Alors, allons-y, moteur !]
Voici Willis Wu, un Asiat' comme un autre, une face de citron. Willis Wu rêve d'une seule chose : devenir Maître Kung-Fu. Mais avant cela, Willis doit gravir les échelons de la réussite à Chinatown : Asiat' Mort, Asiat' de Service n°3, Asiat' de Service n°2, Asiat' de Service n°1… Bref, ce n'est pas demain la veille qu'il va pouvoir rendre fier son père, vénérable maître Sifu et ex-star de Chinatown ou sa mère, Vieille Asiat' (Femme) dont la gloire et la beauté semblent avoir fané en même temps.
Willis a pourtant la chance de bosser dans une série incontournable : Noir et Blanc. Avec Green, l'inspectrice blanche avec une queue de cheval (car c'est plus sexy et plus viril à la fois, allez comprendre) et Turner, l'inspecteur noir un peu rentre-dedans. Bon, bien sûr, Willis n'est pas devant avec eux, il n'est même pas sur la banquette arrière de leur voiture de service mais plutôt là-bas, quelque part au fond, à gauche, dans la pénombre d'une ruelle en train de passer le balais.
Willis n'est qu'un Asiat' de Service après tout, parmi tant d'autres comme lui à Chinatown. Comment peut-il se faire une place entre Noir et Blanc ?
Comme il faut bien nourrir la famille, Willis et les autres Asiat' vivent au dessus d'un restaurant (asiatique, forcément) appelé le Pavillon d'Or. Et quand tu ne peux pas être une Incroyable Guest-Star ou un Maître Kung-Fu, ni même un Asiat' de Service n°3, alors tu peux faire la plonge ou être serveur au Pavillon d'Or. C'est déjà ça.
[Coupez !]
Ce monde bizarre, à mi-chemin entre le réel et la série TV, c'est l'idée principale de Charles Yu pour causer du sort des asiatiques (et l'on inclut ici pas mal d'ethnies, de Taïwan à la Chine en passant par le Japon et le Vietnam) dans une Amérique qui n'a fait de la place que pour Le Blanc et le Noir (enfin… #Teasing). Willis, c'est l'exemple de l'américain d'origine asiatique qui a grandit dans le monde où Bruce Lee était une icône, une légende, un Dieu vivant… qui était une illusion cruelle à l'arrivée pour tout un tas de raisons. Dans Chinatown, Intérieur, Charles Yu s'appuie sur les théories du sociologue canadien Erving Goffman qui envisage la vie sociale comme un théâtre avec des acteurs, des coulisses, une scène. Yu transpose cette théorie à un milieu qu'il connaît par coeur, celui de la série TV et d'Hollywood.
Le monde qui en résulte est un hybride où notre monde réel entre en collision et fusionne avec une série télé grandeur nature où les personnages sont aussi des acteurs et où les acteurs sont aussi des personnages.
En adoptant la forme d'un script télévisuel, Charles Yu fait le choix de l'audace narrative. le lecteur recompose le monde à l'aune de l'image culturelle et sociale renvoyée par Hollywood et revoit notre vie en mode cinéma avec tous les stéréotypes et les cases que cela implique, toutes les larmes, les rires, les tragédies, les morts et les amoureux d'une vie ou d'un jour qui se cachent derrière.
Pour capturer davantage son lecteur, Charles Yu décide de s'adresser à lui en « tu », une façon discrète, mais brillante, de casser le quatrième mur et de faire de son lecteur un acteur-lecteur, une contraction à l'image du monde qu'il a créé.
[Pause… bon, on y est ? Tu me suis ?
Tout le monde à sa place !]

Comprendre l'Amérique et l'Asiat' de Service
Chinatown, Intérieur adopte donc la forme d'un script. Mais pas que.
Dans les creux, tu vas trouver, toi lecteur impatient, des monologues et des histoires. Celle de Willis, bien sûr, mais aussi celle de Grand Frère, de Maitre Sifu ou de Dorothy, de gens qui ont des noms ou qui n'en ont pas, qui ont des rôles et qui n'en ont plus. Au milieu de tout ça, tu découvres la vie et les brimades d'un peuple qui, finalement, ne peut pas être Américain. Par la loi, par les clichés, par le racisme. La supercherie là-dedans, c'est que derrière Noir et Blanc, l'Asiat' touche systématiquement un plafond de verre qu'il ne peut pas briser. Même en étant père, on devient Papa Kung-Fu. Et si, par bonheur, on va un peu plus loin, on retombe dans un autre rôle de la société américaine : Monsieur Tout-Le-Monde.
Bien sûr, Monsieur Tout-Le-Monde doit être discret, il n'a plus l'accent de l'asiatique, ni sa couleur de peau (ou alors pas grand chose) ni son Chinatown empilé encore et encore sur la misère et l'oppression.
Le roman de Charles Yu pourrait ne parler que du racisme envers les américains d'origine asiatique mais non. Non, car même si Charles Yu nous fait vivre à Chinatown à hauteur de son personnage principal, il tient à vous montrer que le reste dehors, c'est miné de cases. le noir s'en sort-il vraiment mieux que l'Asiatique ? La femme blanche n'est-elle pas un autre cliché sur pattes ? Dans cette société du paraître, on ne sait plus vraiment si le cinéma a créé le monde ou si le monde a créé le cinéma. Prisonnier d'un univers régit par des rôles, tout le monde perd, tout le monde échoue à un moment ou un autre.
Chinatown, Intérieur comprend non seulement que le monde piège et enferme tout le monde dans diverses cases, mais il explique aussi qu'à force, même ceux qui sont dans des cases finissent par se convaincre qu'ils correspondent et doivent coller aux stéréotypes. C'est en refusant et en parvenant à retrouver qui l'on est que l'on devient enfin quelqu'un qui n'est pas défini par un rôle aliénant et culpabilisant.
Dans le fond, Charles Yu explique que l'on ne grade pas la souffrance et l'expérience, que l'humiliation et le racisme même sans esclavage même sans torture, c'est toujours du racisme et de l'humiliation.

Et puis…là…tu pleures !
Mais cette structure et ce message aussi fort et subtilement charpentés soit-ils permettent-ils vraiment autre chose qu'un exercice formel et politico-social ?
Charles Yu, avant de nous parler du racisme, de l'oppression de l'injustice et de tout ce qui ronge les asiatiques aux États-Unis, Charles Yu pense d'abord à ses personnages comme dans une bonne série ou dans un bon roman.
Comme dans une grande histoire américaine.
La force immense de Chinatown, Intérieur c'est de ne jamais négliger l'intime de ses personnages devant l'importance du message et de parvenir à fondre les deux en un.
Willis Wu devient un protagoniste d'une justesse exceptionnelle grâce à l'écriture enlevée et formidable de l'auteur américain.
Mieux encore, malgré l'absurde des situations, malgré l'horreur et la gravité de ce qui est décrit dans ces pages, Charles Yu arrive à être aussi drôle [Rires, Applause !!] que déchirant [Larmes, Cry me a river !!!].
La description minutieuse de la vie de Willis mais aussi de ceux qui l'entourent, les anonymes de Chinatown qui retrouvent un nom et une famille, les parents qui ont pour leur enfant le rêve autre chose que du Kung-Fu, la femme qui veut enfin quitter ce ghetto d'opérette, c'est cette description qui fait toute la différence et qui déchire littéralement le coeur du lecteur.
Car c'est une chose de discourir sur le racisme et c'en est une autre que de l'incarner dans le réel, avec les acteurs et les victimes, les seconds rôles et les complices.
Charles Yu fait tout ça, il fait passer du rire aux larmes, du kung-fu au premier rendez-vous, de Taïwan à Chinatown, des rêves d'un gamin à la conscience émouvante d'un père.

Chinatown, Intérieur est un chef d'oeuvre.
Que peut-on en dire de plus ?
Que c'est un grand roman américain sur l'Amérique et le fait d'être Asiatique en Amérique hier et aujourd'hui ?
Que c'est une audace narrative et formelle qui confine au génie ?
Que c'est un entrelacement d'histoires et de destins drôles et tragiques ?
On pourrait te le dire, mais si tu n'as pas déjà ouvert le livre alors, c'est que tu n'as pas du lire comme il faut !
Lien : https://justaword.fr/chinato..
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