Comment j'ai fumé tous mes livres

Plus tard, j’ai acheté beaucoup de livres, ceux qui coûtaient cher autant que ceux qui ne valaient rien, pour le plaisir de les posséder, de m’amuser de leur prix autant que de leur signification. Je privilégiais ceux qui faisaient naître chez moi des sentiments troubles, question à laquelle mon père avait été attentif par cette substitution. Je ne sais d’ailleurs s’il avait fait l’échange
après avoir lu les deux ou s’il avait simplement suivi les conseils de quelque libraire préoccupé par l’éducation des jeunes filles.

En y réfléchissant, sérieusement car cela frise l’absurde parfois, je me rendis compte que respirer est finalement la seule activité gratuite, jusqu’à nouvel ordre bien sûr. Il m’est donc devenu loisible de profiter de la disponibilité de l’air, de son côté indéniablement démocratique pour lui donner la consistance qui me convient.
Mais cette consistance même n’échappe pas à quelque nécessité de marché : le buraliste n’est pas sensible à la littérature. Il fallait donc vendre un livre, le transformer en argent puis aller chez le buraliste acheter du tabac. Il
aurait été plus juste de négocier Stendhal directement en tabac. Je parle de Stendhal à juste titre car à l’époque où je n’avais pas droit à l’argent — mon père disait qu’il n’en fallait pas aux petites filles — j’avais demandé à ce
qu’il m’achète Le Rouge et le noir et il est revenu avec Lucien Leuwen, sans explications. J’ai eu le temps, depuis, de méditer la signification de cet autre Stendhal.

Heureusement, les siècles passés me fournissent quelques possibilités de réconfort, ceux qui ont vu la découverte de la plante dans la lointaine Amérique et ceux qui ont vu les batailles livrées par les nations pour son monopole et son acclimatation en des terres plus proches. Par certains aspects, je ne peux me considérer autrement que comme leur héritière. Il me suffit, il suffit de garder une foi irréductible en les vertus spirituelles de cette plante.

Fumer. Brouillard même par temps clair. Lourdeur de l’air, solidité du volatil. Aspect de ce qui brûle ou se consume, ma vie peut être. Une entreprise de fumigation… Fallait-il que je croie en quelque vertu du nuage?
Vertu médicale ou thérapeutique s’entend, mais pour guérir quoi ou de quoi ? Difficile d’y trouver réponse tant le tabac a mauvaise publicité. Il n’a d’ailleurs plus de qualités, désormais : il empeste, pollue, rend malade, révèle une dépendance orale hautement rapprochée dulien maternel, etc.
Bref, cela n’a sûrement aucun sens au regard de mes contemporains.

Ma bibliothèque est étendue. Suffisamment étendue pour que je ne manque pas de tabac. À cette époque l’argent est venu à se faire rare, je ne sais pour quelle
obscure raison. J’ai compté mes livres et envisagé l’ordre de leur écoulement, ou, devrais-je dire, de leur transformation en fumée. Je ne m’explique d’ailleurs pas la
facilité avec laquelle j’ai pu transformer ce bien-là en marchandise. Le besoin de fumer, sûrement.

Le libraire pense que j’ai l’enthousiasme des néophytes, il ne le dit pas mais je suis sûre qu’il le pense. La différence essentielle entre lui et moi, c’est que lui vit en ménage avec les livres alors que je suis juste amoureuse de la littérature. Il n’y a qu’une seule solution pour en finir avec le discours, avec ce rapport amoureux, arrêter de tourner autour du pot : écrire un livre. Je vends donc tout Camus sans avoir rien réglé des questions qu’il soulevait en moi, j’achète pour un mois de tabac et prends la décision de mûrir l’idée d’écrire le temps que durera le tabac-Camus. 

En y réfléchissant, sérieusement car cela frise l'absurde parfois, je me rendis compte que respirer est finalement la seule activité gratuite, jusqu'à nouvel ordre bien sûr.