Citations sur Le Cycle des Princes d'Ambre, tome 2 : Les fusils d'A.. (24)
Je repris mon fardeau et empruntait le pont. C'est ainsi que je portai Lancelot du Lac jusqu'au château de Ganelon, à qui je me fiais comme à un frère. C'est-à-dire pas du tout.
-Un soir ça a dépassé le stade des mots. Nous en sommes venus aux mains.
-Un duel ?
-Rien d'aussi cérémonieux. Je dirais plutôt une décision simultanée de s'assassiner l'un l'autre.
— Oui, je me souviens d’Avalon, poursuivit-il. Un pays tout en reflets d’argent, en ombres fraîches et en eaux limpides, où les étoiles brillaient la nuit avec l’éclat des feux de joie et où le vert du jour était toujours le vert du printemps. Jeunesse, amour, beauté — j’ai connu tout cela en Avalon. De fiers destriers, du métal poli, des lèvres douces, de la bière brune.
(Folio SF, p.40)
Ganelon me laissa parler sans m'interrompre, et ses yeux perçants ne me quittèrent pas un instant. Bien que l'expression "dévorer du regard" m'ait toujours paru galvaudée, elle prit tout son sens ce soir-là. Il me poignardait littéralement des yeux. Je me demandai ce qu'il savait au juste, et ce qu'il devinait sur mon compte.
Les kilomètres passaient rapidement, et on s'approchait de nouveau de la route noire lorsque mon esprit sentit soudain un coup de sonde familier. Je passai les rênes à Ganelon.
- Prenez-les ! dis-je. Allez-y!
- Qu'y a-t-il?
- Plus tard! Conduisez!
- Vous voulez qu'on aille plus vite?
- Non. Avancez normalement. Ne dites plus rien pendant quelque temps.
Je fermai les yeux et mis ma tête dans mes mains, en faisant le vide dans mon esprit et en érigeant un mur autour de ce vide. Il n'y a pas d'abonné au numéro que vous demandez. Fermé entre midi et deux heures. Immeuble interdit aux démarcheurs. Propriété à vendre. Ne pas déranger. Défense d'entrer sous peine de poursuites. Chien méchant. Chutes de pierres. Attention, verglas. Chantier interdit au public...
Il me fallut une demi-journée pour les retrouver, eux ou une ombre si proche d'eux qu'il n'y avait aucune différence. Oui, ceux-là mêmes que j'avais déjà exploités jadis. C'étaient des gars petits, très poilus, très bruns, avec de longues incisives et des griffes rétractiles. Mais la conformation de leur main leur permettait d'appuyer sur une détente et ils me vouaient un véritable culte. Ils m'accueillirent avec des explosions de joie. Peu leur importait que, cinq ans plus tôt, j'eusse envoyé la crème de leur population masculine se faire massacrer dans un pays étrange. On ne critique pas un dieu. On l'aime, on l'honore, on lui obéit. Ils furent très déçus d'apprendre qu'il ne me fallait que quelques centaines d'entre eux, et je dus refuser des milliers de volontaires. Cette fois, la moralité de la chose ne me posa aucun problème de conscience. Sans doute pouvait-on arguer qu'en enrôlant ce groupe je m'assurais que les autres n'étaient pas morts en vain. Évidemment, ce n'était pas comme ça que je voyais les choses, mais j'aime à manier le sophisme à mes heures. Sans doute pourrais-je tout aussi bien les considérer comme des mercenaires à qui je verserais une solde spirituelle. Y a-t-il une grande différence entre celui qui se bat pour de l'argent et celui qui se bat pour une croyance ? J'étais en mesure de fournir l'un et l'autre quand j'avais besoin de troupes.
J'avais besoin de repos. Quelques heures de sommeil me suffiraient pour le moment, mais je refusais de dormir sous le toit de Benedict. Je refusais d'être une proie aussi facile, et si j'avais souvent répété que je désirais mourir dans mon lit, ce que je voulais vraiment dire par là, c'était que je voulais me faire marcher dessus par un éléphant pendant que je ferais l'amour.
Par ailleurs, je n'avais rien contre son alcool et j'avais bien besoin d'une lampée de quelque chose de fort. Le manoir était plongé dans l'obscurité; j'entrai en catimini et trouvai la réserve à liqueurs.
Je me versai un verre à réveiller un mort, l'avalai d'un trait, m'en versai un deuxième que j'apportai devant la fenêtre.
Pas un de mes frères, sauf peut-être Gérard et Benedict, n'aurait accordé ne fût-ce qu'un regard au blessé. Mais depuis quelques temps, j'avais l'apitoiement facile.
On ne critique pas un dieu. On l'aime, on l'honore, on lui obéit.
Il n'y a que les amis pour vous voler des livres.