Ce roman et moi, nous avons commencé sur un malentendu.
Le résumé parlait d'un futur post-apocalyptique et d'un homme mystérieux devant servir de guide touristique à un intellectuel végan. Donc moi, tout de suite, j'ai cru qu'il y aurait quelques allusions à l'exploitation animale et quelques réflexions éthiques – thématique ô combien originale en SF !
Sauf que non : ce texte a été écrit dans les années 60. Un Végan, c'est un habitant de Véga – un extraterrestre…
Après avoir lu Les Princes d'Ambre (saga à laquelle je n'ai pas vraiment accroché entre autres à cause des personnages féminins), j'ai eu la puce à l'oreille : « Que c'est étrange d'aborder la condition animale alors qu'on a une vision aussi rétrograde des femmes… »
D'emblée, j'ai senti que cette lecture ne serait pas aussi plaisante que prévu.
Et je ne me suis pas trompée.
Chez
Zelazny, les personnages féminins me choquent… Ce sont souvent des créatures faibles, retorses et ne s'intéressant qu'aux héros. Des personnages de seconde zone. Cela m'avait déjà marqué dans Les Princes d'Ambre : les neuf frères se battent pour régner, et aucune des soeurs n'a envisagé de concourir pour prendre le trône. Pas même Fiona, la plus rusée et la plus dégourdie. Fiona, capable de fomenter des complots, des coups bas et des trahisons de la pire espèce et pourtant incapable de s'imaginer ailleurs que dans l'ombre d'un homme. Et parce que c'est une femme, tout le monde s'est offusqué de son comportement scandaleux, allant jusqu'à la traiter de folle et de psychopathe… Alors qu'elle ne fait rien de plus diabolique que ses frères, qui s'entredéchirent au nom du pouvoir.
Est-elle folle parce qu'elle ose avoir le même comportement qu'un homme ?
Ici, dans
Toi, l'immortel, tous les personnages féminins semblent intéressés par le narrateur alors qu'on le décrit comme étant quelqu'un de très laid. Elles s'arrachent son attention, semblent prêtes à ouvrir les cuisses juste pour une nuit, et peu importe leur statut marital ou le sien. L'image des femmes que véhicule ce roman est celle de créatures plaintives, dictées par leur instinct de reproduction, prêtes à s'offrir au mâle supérieur… J'étais consternée.
Pour illustrer, voilà un extrait d'une discussion entre le héros (Conrad) et une femme mariée de sa connaissance (Ellen). Ils se connaissent depuis longtemps, mais ne se sont pas vus depuis un moment :
« J'ai entendu dire que tu étais marié.
— C'est vrai, marié et bien contrarié.
— Comment est-elle ?
Je haussai les épaules.
— Elle ressemble à une sirène… si l'on veut. Pourquoi ?
— Simple curiosité. Et moi, à quoi est-ce que je ressemble, si on te le demande ?
— Je réponds que tu ne ressembles à rien du tout.
— C'est une insulte. Je dois ressembler à quelque chose, ou alors je suis unique en mon genre.
— C'est cela, tu es unique.
— Alors pourquoi ne m'as-tu pas emmenée avec toi l'année dernière ?
— Parce que tu as besoin de te sentir entourée de gens et de vivre dans une ville. Tu ne pourrais pas être heureuse ailleurs qu'ici, à Port-au-Prince.
— Mais c'est faux, je ne suis pas heureuse ici.
— Disons que tu es moins malheureuse ici que dans n'importe quel autre endroit de cette planète.
— On aurait pu essayer, au moins. […] Vois-tu, dit-elle un instant plus tard, tu es tellement laid que tu en deviens attirant. C'est la seule explication possible. » (p. 20)
Ellen n'est pas embarrassée à l'idée de tromper son mari (au contraire du héros, qui n'est définitivement pas intéressé alors que son interlocutrice est joliment décrite), elle nous apparaît comme quelqu'un de faible psychologiquement, ne connaissant même pas ses propres besoins (à l'inverse de Conrad qui, heureusement, peut décider pour elle !), elle semble n'être mue que par ses hormones sexuelles, et la morale, le jugement, la pondération sont des notions qui lui semblent étrangères.
Mais ne jugeons pas un roman à cause d'une seule scène ! On a tous de bons amis qui nous connaissent mieux que nous-mêmes, et ça peut arriver à tout le monde d'être inexplicablement attiré par quelqu'un, surtout quand on est malheureux en ménage. George (le mari d'Ellen) n'a pas grand-chose d'un être humain sexuellement attirant – hormis son portefeuille, c'est à croire qu'elle ne l'a épousé que pour ça.
Malheureusement, ça ne s'arrête pas là. Voici une discussion entre Conrad et Hasan, un collègue de longue date, avec lequel il se rappelle du Bon Vieux Temps :
« Tu as gagné l'enjeu, cette fille.
— Oui, je ne me souviens même plus de son nom.
— Mais tu ne l'as pas rendue au poète, tu l'as gardée. C'est peut-être pour ça qu'il te déteste.
— Phil ? Pour cette fille ? Je ne me rappelle même plus comment elle était.
— Lui n'a jamais oublié. Je sais qu'il te déteste, je connais l'odeur de la haine et je sais même en retrouver la source. Tu lui as pris sa première femme ; j'y étais, je sais.
— C'est la fille qui l'a voulu. » (p.72)
Ou comment se décharger de toute responsabilité ! « C'est pas moi, c'est elle ! » Comme s'il ne fallait pas être deux pour décider d'entamer une relation… Donc non seulement la fille en question est convertie en trophée de chasse, mais en plus c'est de sa faute. Brillant !
Ça commence à devenir franchement irritant, mais c'est toujours pas terminé ! Il y a une chose à savoir sur les Végans : « [Ils] ont toujours éprouvé une étrange attirance pour les Terriennes. L'un d'eux m'avait expliqué un jour qu'à leur contact il se sentait devenir zoophile. Je trouve ça passionnant parce qu'une autre fois, une fille de joie d'une station de la Côte d'Or m'a dit en gloussant de rire que les Végans la rendaient zoophile. J'en déduis que leur soufflerie permanente doit provoquer une titillation particulière et réveiller la bête chez l'un et chez l'autre. »
Donc les femmes sont attirées par les Végans et pas les hommes ? Encore une fois, j'ai l'impression que les personnages féminins de
Zelazny sont gouvernés par leurs pulsions sexuelles. Comment peut-on être attiré par quelqu'un qui n'est même pas de la même espèce ? Je veux bien pour quelques individus (toutes les bizarreries sont dans la nature), mais comment faire de ce goût contre-nature une généralité féminine sans véhiculer un message néfaste sur les femmes ?
Impossible.
Et puis, merde ! Vous connaissez des prostituées qui peuvent parler de leur métier avec plaisir, en gloussant ? À part pour quelques exceptions, on sait que c'est un métier tellement atroce que les femmes ont tendance à développer des troubles de la personnalité et des syndromes post-traumatiques (comme les vétérans de la guerre, c'est vous dire…). Et je ne parle même pas des dommages pour le corps…
Et pour enfoncer le clou, voici l'image que les Végans ont des Terriennes :
« Maintenant, je voudrais savoir qui est cette personne ?
Il désignait Ellen qui venait juste de se disputer avec George à propos de n'importe quoi et s'éloignait de lui d'un pas rageur.
— Ellen Emmet, la femme de George Emmet, directeur du Service de protection de la nature.
— Quel est son prix ?
— Je ne pense pas qu'elle se soit fixé un barème, récemment.
— Enfin, quel était son prix ?
— Elle n'en a jamais eu.
— Il y a un prix pour tout, sur Terre.
— Dans ce cas, il vous faudra lui demander vous-même.
— Je le ferai. » (p.42)
Toutes des putes, donc. Dans un autre roman, une citation de ce genre aurait été à prendre au second degré et servirait à dénoncer une situation injuste vécue par les femmes. Dans
Toi, l'immortel, je ne pense pas qu'il y ait vraiment une volonté de dénoncer quoi que ce soit.
Mais au fond, en quoi est-ce mal de raconter une histoire dans laquelle les femmes sont sous-valorisées ? L'art n'a pas vocation à être muselé, nous vivons dans un pays libre où chacun devrait pouvoir exprimer ce qu'il pense.
C'est en partie vrai, et dans un monde profondément égalitaire, ce genre de remarque n'aurait absolument aucune importance. Mais on ne vit pas dans une société égalitaire et je croise régulièrement des attitudes, des remarques voire des personnes sexistes. Ce genre de fiction ne peut que les conforter dans leur vision et c'est cela qui m'inquiète. J'ai souvent croisé des hommes qui s'indignent du fait que les femmes s'indignent du sexisme, arguant que eux aussi en sont victimes, mais qu'eux, au moins, ils n'en font pas toute une histoire. Comment expliquer à ces gens-là qu'il y a deux poids deux mesures ? Que la position des femmes, récemment renforcée, est encore bien fragile en regard de l'histoire de notre pays ?
Pour revenir sur les personnages (Conrad n'étant pas le seul à escorter le Végan en terre hostile : trois hommes et deux femmes les accompagnent). le pire exemple féminin de
Toi l'immortel, c'est Ellen (que vous connaissez déjà). Ellen, mariée à George depuis quelques années, courtise Conrad sans scrupule, jalouse sa femme,
se jette dans les bras du Végan (beurk), se plaint d'être malheureuse… Un être exaspérant, incapable de prendre sa vie en main, qui dépend des autres (émotionnellement, matériellement…) et leur reproche son mal-être. Une mère de famille saine, prête à montrer un exemple solide à ses enfants…
Mais Diane (deuxième femme de l'équipe, donc) était subtilement moquée pendant tout le roman. Diane la frigide, droite comme une bougie, aux sourcils tout le temps froncés. Elle ne semble aimer personne MAIS le narrateur remarque qu'elle porte une perruque rousse très bas sur le front pour cacher une cicatrice. Diane est donc renommée Diane-la-Rousse. Ou alors juste La Rousse (pourquoi mériterait-elle qu'on l'appelle par son prénom, cette mocheté ?).
Caractère inflexible qu'elle ne conservera pas longtemps
, car elle finira elle aussi par céder au charme ravageur de Conrad – décidemment.
On nous parle évidemment de la femme de Conrad : une nymphe, un être transformé par les radiations et possédant des doigts et des orteils palmés. Une très jolie mutante, cela dit : mince et délicate, douce et gentille – une jeunette d'à peine vingt ans, mariée à un homme multiplement plus vieux qu'elle. Cassandre porte bien son nom : sensible comme elle est, elle devine certaines choses, mais ses prédictions restent vaines : personne ne l'écoute. Un personnage fade et sans personnalité, mais doté d'une plastique avantageuse.
Maintenant que j'ai vidé mon sac, on peut faire un petit tour du côté des qualités du roman (dieux merci, il y en a !).
Tout d'abord, ce livre est une véritable invitation au voyage : de la Grèce à l'Égypte,
Zelazny nous fait découvrir des paysages exotiques et des cultures encore sous-représentées dans la SFFF. Il m'a fait rêver en évoquant des auteurs classiques et moins classiques, des oeuvres d'art, des monuments… le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il s'y connaît en culture grecque.
D'autant plus qu'après la guerre des Trois Jours et les terribles radiations auxquelles la biodiversité a été exposée, la faune et la flore ont muté, donnant naissance à des créatures fabuleuses dignes des mythes. Plus étrange encore : elles ressemblent RÉELLEMENT aux légendes humaines, comme si l'esprit humain avait indirectement influencé l'évolution. Phil et George amorcent un débat particulièrement intéressant sur le sujet, et je ne résiste pas à l'envie de vous le retranscrire ici :
« Ne remarquez-vous pas une convergence du mythe et de la réalité sur cette planète d'où toute vie est en voie de disparition ?
— Que voulez-vous dire ?demanda George en nettoyant consciencieusement une assiette de narantzi en remontant ses lunettes.
— Lorsque l'humanité est sortie des ténèbres, elle a ramenée avec elle une profusion de légendes, de mythes et de souvenirs de créatures surnaturelles. Nous sommes en train de replonger dans le gouffre de ces mêmes ténèbres. La force de vie s'affaiblit et vacille, et il s'opère un retour vers ces formes de vie premières qui, depuis très longtemps, n'étaient plus que les vagues souvenirs communs d'une race…
— C'est absurde, Phil ! Une force de vie ? En quel siècle vis-tu pour considérer toute vie comme une entité unique et pensante ?
— C'est exactement ce qu'elle est.
— Des preuves, s'il te plaît.
— Dans ton musée, tu as les squelettes de trois satyres et les photos de trois autres vivants qui hantent les collines de ce pays. On a parlé aussi de centaures, de chevaux avec des embryons d'ailes et de fleurs vampires. Toutes les mers ont maintenant leurs serpents, et le ciel est sillonné de vampires-araignées importés. Des gens ont même certifié, sous serment, qu'ils avaient vu le Monstre Noir de Thessalie, mangeur d'hommes et de cadavres ; bien d'autres légendes encore reprennent vie.
George poussa un soupir de tristesse.
— Ce que tu viens de dire tend seulement à prouver que dans l'univers infini, il y a une possibilité d'existence pour toute forme de vie, à condition qu'elle rencontre des facteurs adéquats et actifs dans un environnement favorable et permanent. Les « choses » que tu as décrites et qui vivent sur Terre sont des mutations, des créatures originaires des divers Lieux Chauds du monde. Il y en a un dans les collines de Thessalie. Si le Monstre Noir bondissait à l'instant à travers cette porte, monté par un satyre, ça n'infirmerait pas ma théorie, mais ce ne serait pas non plus une preuve à l'appui de la tienne. » P.142-143
C'est donc une très belle occasion pour marier anticipation et antiquité, mais aussi science-fiction, fantasy et même polar - car Conrad soupçonne l'un des membres du groupe de vouloir tuer le Végan... Mais lequel ?
Tout comme dans Les Princes d'Ambre, le protagoniste est un être immortel doté de grands pouvoirs. Plus tout à fait humain, mais pas exactement divin. Ce ne sont que des hommes avec un statut légèrement différent des mortels, et pourtant, nombre de peuples pourraient les déifier
. C'est d'ailleurs ce qu'il se passe dans Les Princes d'Ambre, à qui certains peuples "primitifs" vouent un culte, à l'image de nos sociétés antiques. En outre,Zelazny ne nous donnera jamais la véritable identité de Conrad, mais sous-entend qu'il pourrait être le dieu Pan lui-même.
En fin de compte, les protagonistes de
Zelazny s'apparentent plus aux dieux grecs qu'au Dieu des chrétiens : ils se battent, complotent, intriguent, s'allient, ont des colères dévastatrices… Il paraît que c'est un thème récurrent, chez l'auteur.
Et il me faut aborder un détail qui fâche : les coquilles ! J'en retrouve beaucoup dans les ouvrages des Indés de l'imaginaire. Et dans ce roman, il manquait parfois tellement de tirets cadratins qu'ils en devenaient presqu'illisibles. En témoigne ce passage :
« Vous êtes, en fait, l'être humain le plus fort que j'aie jamais rencontré. Assez fort pour rompre le cou d'un vampire araignée, tomber dans le golfe du Pirée et revenir en nageant au rivage pour y prendre le petit déjeuner. Vous avez choisi là un bien curieux exemple. Pas vraiment. Alors, avez-vous fait cela ? Quoi ?
— Je veux savoir, il le faut à tout prix. Désolé.
— Ce n'est pas une réponse, soyez plus loquace. J'ai tout dit.
— Non, et nous avons besoin de Karaghiosis. Nous ? C'est-à-dire ?
— le Radpol, moi. »
J'ai vu aussi de nombreuses fautes de frappe et j'envisage sérieusement de proposer mes services en tant que correctrice.
Pour conclure (car il faut bien achever une critique déjà trop longue),
Toi l'immortel était doté de gros défauts : le non-respect de ses personnages féminins, une écriture très descriptive qui ne m'a pas touchée, des personnages masculins pas du tout attachants... Mais c'était aussi un grand dépaysement, une plongée dans la culture grecque, tant sur le plan littéraire qu'architectural, artistique ou religieux.