Citations sur Les pas perdus (10)
Je reconnais qu’il n’était pas simple d’être une fille. En tant que garçons, nous n’étions pas touchés par les carcans liberticides du qu’en-dira-t-on. Le constat était le même dans la grande majorité des familles du quartier. Les filles s’amusaient entre elles, à l’écart des garçons qui jouaient au football. Elles n’avaient pas leur place parmi nous. Si des garçons osaient s’approcher d’elles pour partager leurs jeux, leur réputation était faite sans appel.
Défier papa en soutenant mordicus qu’on ne partageait pas son point de vue était un acte suicidaire. S’il regardait une photo de sa sœur et nous demandait notre avis, nous répondions avec déférence qu’elle était très belle et n’avions nul besoin de nous arranger avec notre conscience : il importait avant tout de lui apporter la réponse qu’il souhaitait entendre, fût-elle lâche et hypocrite. Cette attitude avait un avantage : la vie poursuivait ensuite son cours normal.
Pour les Maghrébines, seules les filles de mauvaises mœurs se comportent ainsi, notamment dans les cabarets. Les voisines de Drancy et Bobigny pourraient l’apercevoir et colporter ces faits à toutes les femmes du marché. Maman cherchait le juste équilibre pour ne pas perturber sa fille en pleine crise et éviter autant que possible la colère de mon père. Elle tentait de protéger Samia. La tâche n’était pas simple, car le basculement était radical et maman n’avait pas été préparée à cette situation.
Chez nous, l’opposition aux parents, les sautes d’humeur ou les attitudes de défi ne faisaient pas partie du parcours d’un adolescent, sauf de façon larvée, pour ne se manifester qu’à l’âge adulte. Mes parents ne pouvaient pas comprendre.
Dans sa tête, logeait un conte de fées où cet homme, au demeurant très charmant, l’épouserait et lui ferait beaucoup d’enfants, comme maman. Pour papa, Samia était encore une jeune enfant qui irait au moins jusqu’au lycée.
Je me sens comme un animal en cage. Je tourne en rond dans ma chambre sans savoir ce que je peux, ni ce que je veux faire. Il manque des choses dans cette pièce, c’est certain. Il y a bien ce tableau accroché au mur que Nour a peint pour moi. Je regarde longuement cette scène typique d’une médina de Fès où un homme en djellaba assis sur son âne déambule dans une ruelle ombragée parmi les commerçants et autres flâneurs.
Les humains ont cette fâcheuse tendance à décrier ce qu’ils ne comprennent pas. Mais mon corps est lourd, une fatigue insurmontable pèse sur mes épaules et un essaim de frelons s’agite dans mon cerveau. Soudain un rêve me revient. Je viens de rencontrer Nour. Ma mère prend ma main et la pose sur celle de Nour, d’un sourire entendu supposant sa bénédiction et son désir de nous voir unis.
Notre séparation. Tout le monde est abasourdi. Ma sœur explique que je suis complètement dans le déni. Et évidemment que c’est impossible ! Nour m’aime d’un amour pur et sacré, autant que je l’aime d’un amour infini. Comment peuvent-ils être cons à ce point ? Ils n’ont rien compris. Ils ne m’ont jamais compris, de toute façon.
Celui qu’on surnomme l’agneau tant je suis conciliant, apaisant, excellant dans l’art d’arrondir les angles et de ne jamais froisser personne.
Je suis parti. Sans doute dans un autre monde. Ce n’est pas un rêve. C’est un ailleurs dont il ne demeure aucune image, aucune sensation. Quelqu’un a appuyé sur le bouton « pause » de ma vie et elle s’est arrêtée durant cinq jours. À présent, j’en suis revenu, quelle qu’ait été la destination.