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Critique de berni_29


♬ J'étais un inconnu dans les grands magasins
Je me suis reconnu dans les grands magasins ♬
Sans amour, sans aventure, ♬
♬ Je me suis abandonné
A la foule emmêlée ♬
Au bonheur des dames est le onzième opus de la saga des Rougon-Macquart. Si cette fresque est une peinture, Émile Zola en est le peintre, un peintre fabuleux. Et ici, de nouveau, quel talent ! Chapeau l'artiste !
Oui, ce roman est un chef d'oeuvre et j'avoue pourtant que j'y allais presque à reculons, à pas hésitants, compte tenu du sujet. Oui, je me suis dit, un roman de cinq cent vingt-six pages qui parle du quotidien d'un grand magasin, même si cela se passe au dix-neuvième siècle, qui plus est sous le Second Empire, oui je reconnais avoir ressenti un léger moment d'hésitation en abordant ce récit. Mais voilà ! Je me suis embarqué depuis quelques années dans la lecture de cette immense saga en respectant scrupuleusement la chronologie des récits. Ce voyage m'amène forcément à des ressentis inégaux, différents. Des coups de coeur, des déceptions, parfois des sentiments entre deux eaux...
Ici j'ai été séduit par la la qualité littéraire de Zola de savoir nous tenir en haleine sur un tel sujet qui paraît tellement banal au premier abord.
Le roman raconte la lutte féroce des petits commerces de proximité contre les grands magasins, en l'occurrence ici le bonheur des dames, magasin de textiles dirigé de main de maître par Octave Mouret.
Ici Zola n'a jamais été aussi grand, aussi moderne, mais peut-être jamais aussi ambigu.
Zola, parlons-en.
Le sort de ces pauvres vendeuses des grands magasins, de ce grand magasin qu'est le bonheur des dames, leur misère dont le seul responsable est un certain Octave Mouret, est évoqué ici bien sûr, mais le propos est loin d'être manichéen en opposant les employés d'un côté et les patrons de l'autre.
Octave Mouret est le symbole même du capitalisme sans complexe. On penserait aisément que Zola, que nous commençons à connaître à force, ses opinions, ses engagements, ne devrait avoir pour Mouret que mépris.
Octave Mouret, c'est une mécanique conçue pour écraser le monde, un ambitieux qui ne s'arrête jamais. On l'a vu venir avec son ambition de province et même de Provence, on l'a vu monter à Paris, tel un Rastignac besogneux. On l'a déjà vu, habile et cynique, oeuvrer dans Pot-Bouille parmi les méandres des sentiments pour poser son ambition sur le coeur des femmes riches et puissantes. Ce fut en définitive Madame Hédouin, sa fortune, son héritage lorsqu'elle décéda.
Ce qui m'a surpris, c'est que Zola n'appuie jamais le trait pour décrire Octave Mouret, ce qu'il est.
Dire qu'Au bonheur des dames est la fin d'une civilisation, c'est peut-être exagéré. Disons que c'est la fin d'un monde qui ne cesse de continuer de mourir à petits feux. En toile de fond de ce roman s'invite un sujet empli de paradoxe. Se dire qu'on ne peut échapper au sens du vent du progrès. Certes, il a une drôle d'allure, ce progrès. Mais fallait-il un jour renoncer à la bougie, à la lampe à pétrole et lutter contre la fée électricité ? Il faut vivre avec son temps, nous dit-on, nous dit peut-être Zola sans une pointe de mélancolie. Suivre le mouvement ou bien mourir. D'autres ici, dans les pages de cette histoire, mourront, ou voudront même mourir...
Les petits boutiquiers, le petit commerce, c'est un peu le pot de terre contre le pot de fer...
Zola est au milieu du gué, incertain, contemplant à regret ce monde qui s'en va et regardant non pas admiratif mais peut-être fataliste, résigné, celui qui arrive à grande foulée.
Et j'avoue m'être incarné dans ce ressenti étrange et ambigu que traduit Zola dans l'ampleur de son texte magistral.
Mais Zola, c'est de la dentelle, de la soie, de l'épure...
Ce roman est un bonheur pour les yeux.
Le mot bonheur n'est pas anodin, affiché à la devanture du texte. Il se dégage à certains endroits une idée du bonheur, qui n'est pas artificielle. le pessimisme vient plus loin, par les faits...
Les calicots, les paletots, les tissus, les dentelles et les soies en vrac qui coulent comme des vagues sur les étalages, ici des robes, là-bas des gants et des bas. L'abondance est à tous les étages.
Un flamboiement aveuglant de blanc... !
Les étalages rutilants, la foule, l'ébullition constante du matin au soir ; Zola nous met en scène des femmes travailleuses telles des abeilles besogneuses dans une ruche, et d'autres femmes aussi, les clientes reines éphémères d'un jour, esclaves enivrées de leur propre désir, qui agitent tout autant leurs mains frêles parmi les étoffes et les draps. Dit comme cela, le portrait pourrait paraître peu flatteur et un brin misogyne, mais avec Zola chacun en prend pour son grade...
Ah ! le désir affiché comme une arrogance suscite la convoitise de tous les sens... J'ai adoré les voleuses qui arpentent les rayons du Bonheur des dames. Elles sont si nombreuses, tenaces, usent de toutes les ruses. En face, règne une sorte de police interne, notamment en la personne de l'inspecteur Jouve, personnage grotesque et mauvais qui surveille, observe, y compris des scènes personnelles qui ne relèvent d'ailleurs pas de sa mission. Ici encore Zola dénonce avant l'heure un mal interne aux entreprises, la surveillance du personnel, le harcèlement moral et peut-être plus encore, tant qu'à faire...
Et puis vient ici tout au début du récit Denise Baudu. Étrange et touchante figure que le personnage de Denise, elle vient de la province normande, Valognes précisément, avec ses jeunes frères, intriguée, apeurée, admirative elle aussi d'Octave Mouret, ce capitaine d'industrie sans scrupule prêt à raser tout le quartier, à écraser, à broyer sous son joug pour construire l'édifice de ses rêves, un magasin toujours plus haut, toujours plus grand, toujours plus puissant. Elle l'aime quand même pour la grandeur de son oeuvre et peut-être aussi pour sa fragilité qu'elle seule est capable d'entrevoir.
Cet amour presque impossible...
Denise Baudu incarne en quelque sorte les pudeurs de l'écrivain pour retenir ses coups, elle aussi est dans la nuance, dans la retenue. Zola est peut-être gêné d'admirer un univers impitoyable dont il sent l'injustice et l'aveuglement féroce. On sait bien que Zola n'aime pas ça...
Tout l'attrait du roman, selon moi, est la rencontre de Mouret avec Denise. le reste, pourrait presque être sans importance, ou du moins ne tiendrait pas de la même manière.
Sans Denise d'ailleurs, que serait le personnage d'Octave Mouret. Intéressant peut-être de se poser cette question...
Denise est celle qui défend la vertu du petit commerce, elle vient de ce milieu, pas plus loin qu'en face, là où se trouve la boutique de son oncle M. Baudu, mais c'est celle aussi qui a franchi le pas, traversé la rue. Elle a peut-être trahi le milieu d'où elle vient, mais jamais elle ne le ressent ainsi, et jamais son oncle ne lui fait réellement ce reproche , même s'il en souffre.
Denise, employée dans le grand magasin, humiliée tout d'abord par les remontrances, les rebuffades, les jalousies de ses collègues de travail, est une grâce de bonté.
C'est Denise en quelque sorte qui façonne, non pas le destin d'Octave Mouret, mais quelques contours de son personnage.
Un bel écrivain, c'est aussi celui qui sait nous inviter à naviguer dans les failles, dans les incohérences des personnages de son récit.
Au bonheur des dames est autant une vision sociale qu'un roman d'amour. C'est tout simplement magnifique.
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