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Les Rougon-Macquart tome 11 sur 20
EAN : 9782253002864
542 pages
Le Livre de Poche (01/10/1971)
4.15/5   7317 notes
Résumé :
Octave Mouret affole les femmes de désir. Son grand magasin parisien, Au Bonheur des Dames, est un paradis pour les sens. Les tissus s’amoncellent, éblouissants, délicats. Tout ce qu’une femme peut acheter en 1883, Octave Mouret le vend, avec des techniques révolutionnaires. Le succès est immense. Mais ce bazar est une catastrophe pour le quartier, les petits commerces meurent, les spéculations immobilières se multiplient. Et le personnel connaît une vie d’enfer. De... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (408) Voir plus Ajouter une critique
4,15

sur 7317 notes
Revoilà, en 1883, le Zola magique et visionnaire, qui signe chronologiquement son deuxième grand chef-d'oeuvre du cycle des Rougon-Macquart après l'Assommoir paru en 1877.
Au Bonheur Des Dames est une réussite totale selon moi pour au moins cinq raisons que je vais tenter d'égrener ci-dessous :
1°) Premièrement, ce roman répond pleinement à l'un des objectifs du cycle littéraire des Rougon-Macquart qui se propose de dresser une histoire naturelle et sociale sous le Second Empire. Ici, on est en plein dedans. Quoi de plus marquant en effet que l'émergence du nouveau commerce, qui se matérialise par le fleurissement de ce que l'on nommera désormais « Les Grands Magasins » dans le Paris de la seconde moitié du XIXème siècle ? Ce n'est pas tout à fait nouveau et le grand maître et inspirateur d'Émile Zola en la personne De Balzac l'avait bien senti dans son César Birotteau dès 1837, mais c'est bien Zola qui se fait le meilleur porte-parole, rapporteur, clinicien et documentaliste de cette grande évolution sociale du commerce dont nous sommes encore, et pour probablement de longues décennies à venir, les dociles rouages.
À cet égard, Au Bonheur Des Dames se situe sur la même ligne documentaire, qui relève les évolutions sociétales de l'époque, que le Ventre de Paris, qui traitait de l'émergence des Halles centrales ou que son futur autre grand roman, L'Argent, qui présentera quant à lui les ficelles de la mécanique boursière.
2°) En revanche, et c'est ma transition, l'exercice est beaucoup mieux maîtrisé dans Au Bonheur Des Dames que dans le Ventre de Paris. Autant le lecteur croulait sous les éboulis de légumes, les amas de viandes et de gibier ou encore l'indigestion des fruits de saison, autant ici l'auteur sait nous faire le portrait de ce grand déballage de marchandise sans nous étouffer sous des descriptions pléthoriques, sauf peut-être au quatorzième et dernier chapitre où la débauche de linges divers peut devenir fatigante à la longue comme ce l'était dans les grouillantes et débordantes Halles Baltard. Hormis ce petit bémol, on peut dire que Zola parvient à tout nous montrer, sans rien oublier des coulisses et des dédales du magasin sans jamais nous gaver sous l'opulence nécessaire ou l'exubérance obligée des descriptions.
Ça n'a l'air de rien, mais c'est un exercice littéraire très difficile à réaliser. Ce numéro d'équilibriste mérite un sacré coup de chapeau, que je n'hésite pas à donner ici pour la science de la description mise en oeuvre, de la documentation savamment travaillée et entrecoupée de dialogues ou d'actions pour éviter l'écoeurement ou l'overdose du lecteur, histoire de faire « comme si », « en passant », « au hasard », vous en appreniez sur le fonctionnement et la réalité historique du magasin, « sans en avoir l'air ». Un véritable art du roman au service d'une cause plutôt journalistique et/ou documentaire.
3°) On peut aussi remercier Émile Zola de nous faire vivre avec autant d'acuité la réalité des rapports sociaux au sein de cette grande entreprise naissante. Il est fréquent dans ses autres romans que l'auteur charge un peu la mule sur le côté dépravé, qu'il se complaise à vouloir peindre une humanité viciée et irrécupérable, fondamentalement mauvaise. Ici, par un miracle de grâce, il sait jouer la note juste, et rien que la note, (comme aurait pu remarquer un Miles Davis des grands soirs), pas de surenchère.
Il montre des gens à l'oeuvre, avec leurs qualités, leurs défauts, mais avec une certaine neutralité de ton. Il met sur le dos de la lutte pour l'existence les principales déviances du personnel. Les langues de vipère sont odieuses, certes, dignes des pires ordures qu'il nous avait déjà décrites ici ou là, mais dans le seul but d'améliorer leur quotidien, notamment en piquant la place d'un autre ce qui aura pour effet supposé et conséquence attendue d'augmenter leur rétribution à la fin du mois. Ce n'est pas souvent de la méchanceté gratuite, c'est le sous-produit d'une frustration ou d'une vexation. Il y a aussi, ce qui n'est pas si fréquent chez Zola, des personnages résolument probes et positifs, qui font office de petits lumignons, des manières de rayons de soleil, qui parcourent les autres rayons, ceux où en plus des marchandises sont entassées des motivations troubles.
4°) On peut percevoir aussi Au Bonheur Des Dames comme un indispensable liant au sein du cycle littéraire, le carrefour obligé où convergent de nombreuses lignes tendues entre différents romans des Rougon-Macquart. du percement des artères nouvelles de Paris dans La Curée au fonctionnement des grosses fortunes dans L'Argent ; du mode de vie bourgeois dans Pot-Bouille aux errements mondains dans Nana ; en passant par l'émergence d'une société de consommation dont Au Bonheur Des Dames remplit le volet fantaisie et le Ventre de Paris le pendant alimentaire. le monde nouveau apparu au XIXème siècle se cristallise avec vigueur dans ce roman et dont le XXème et maintenant le XXIème siècle sont des avatars.
Le rapport qu'entretient Au Bonheur Des Dames avec les autres romans-clés du cycle est un véritable élément structurant, qui apporte un surcroît de cohérence et de pertinence à l'ensemble de l'édifice à tiroirs que sont Les Rougon-Macquart.
5°) Enfin, c'est mon cinquième point, mais je pourrais en développer encore une demi-douzaine d'autres non moins importants à mes yeux, c'est cette fabuleuse description d'une lutte perdue d'avance, sur le « progrès » ou, à tout le moins, sur l'histoire en marche.
Personnellement, entre mon enfance et maintenant, j'ai assisté à deux de ces mutations irrésistibles, qui balayent tout devant elles, mieux que les vagues d'un tsunami, à savoir la disparition quasi-complète des stations-service indépendantes dévolues au seul débit de carburant et à la fin de la profession de pompiste. J'ai connu cette vague sourde et pourtant formidable qui pulvérisa tout sur son passage en délivrant dans les supermarchés des carburants à prix coûtant, exactement comme Octave Mouret tue sa concurrence avec un produit d'appel, qui est dans le roman la soie « Paris-Bonheur ». C'est exactement ça, rien n'a changé.
J'ai également assisté au remplacement quasi intégral des petits magasins de nos centres villes de province ou d'ailleurs par des mêmes chaînes d'enseignes qui font que désormais, quelle que soit la ville où vous vous arrêtez en France, du Nord au Sud et d'Est en Ouest, vous rencontrez exactement les mêmes magasins, et ceci est valable maintenant dans à peu près toutes les villes d'Europe et bientôt, du monde.
Pour les personnes un peu plus jeunes que moi, cette lutte inégale et perdue d'avance, dans les quelques années récentes pourrait également être illustrée tant par l'arrivée du numérique face à l'argentique en photographie, que par le e-commerce face aux enseignes historiques. Voir capoter Virgin et se figurer la Fnac en train de battre de l'aile était tout bonnement inimaginable avant l'émergence d'Amazon et des téléchargements gratuits sur internet.
De même, il n'y a pas si longtemps, le marché des cartes téléphoniques avait pignon sur rue, désormais, c'est tout juste si l'on peut encore trouver une cabine. Quand je passe devant une de ces survivantes sub-claquantes cabines, je ressens quelque chose de très semblable au déclin du Vieil Elbeuf de l'oncle Baudu décrit dans le roman. Même chose, même constat. Finement observé Émile.

Il en va de même (cela pourrait faire l'objet d'un sixième point, mais j'ai parlé de cinq donc je n'abuserai pas de votre patience) pour les techniques commerciales. On pourrait croire, vu de notre début de XXIème siècle que toutes les techniques agressives et impitoyables du commerce actuel nous proviennent des États-Unis. Non, non, non, messieurs, dames. C'est nous qui les avons inventées ces belles saloperies, et presque toutes, même ! Voilà un beau cadeau de la France à l'humanité, presque aussi grand que la déclaration des droits de l'homme, ce qui n'est pas peu dire.
Oui, honte à nous, tout ce qu'il y a de plus vil et inhumain dans le commerce fut testé grandeur nature dans les grands magasins d'alors et victorieusement importés partout où des gens ont eu envie de bâtir des fortunes en déniant l'humain qu'il y a derrière, c'est-à-dire, partout dans le monde, quelles que soient la couleur de la peau, la religion ou les habitudes culinaires… Les hommes naissent tous égaux en cupidité, égoïsme et appât du gain. Amen.
Un autre point fort intéressant (cela pourrait être un septième point, mais vous connaissez ma position) est celui de l'évolution des comportements suscités par le style même de ces grands magasins. Je pense notamment aux incoercibles kleptomanies qui ont été bien documentées à l'époque, et qui touchent toutes les franges de la population, indépendamment du revenu net des personnes qui s'y adonnent. Émile Zola ne se prive pas pour montrer à l'oeuvre une femme de l'aristocratie, incapable de juguler sa frénésie pour les dentelles de luxe (Mme de Boves).
Autre élément hyper intéressant du roman (éventuel huitième point), le statut des femmes au travail, encore très marginal pour l'époque. Une femme qui s'assumait seule hors mariage, telle que peut l'être l'héroïne Denise, était considérée en ce temps-là être une femme de mauvaise vie (entendez mauvaises moeurs). le fait donc que des femmes, en quantité, puissent accéder à un emploi reconnu honnête, qu'elles puissent même gagner plus d'argent que leur mari (c'est le cas d'Aurélie Lhomme, la première des confections) est une véritable révolution sociale et sociétale dans le couple introduite, entre autres, par ces grands magasins et Zola ne rate pas le coche. Une fois encore, c'est bien observé.
Mes neuvième, dixième et onzième points hypothétiques pourraient être constitués par : l'avènement de la publicité qui explose à l'époque (c'est même pour réfréner cette pullulation que seront créées les colonnes Morris) ; la naissance progressive de la vente par correspondance et le rôle tenu par les grands magasins dans la réduction des marges qui étranglent les fabricants, prélude aux tristement célèbres délocalisations dont nous pouvons constater les effets chaque jour.
Évidemment, cette estimation d'une demi-douzaine d'autres points est une fourchette basse car on pourrait encore parler de nombreux autres éléments nouveaux et épinglés par l'auteur. Si vous voulez des exemples, je m'abaisse encore à vous citer le cas de la concurrence déloyale et quelque peu inattendue, pour un secteur spécialisé du commerce, lorsqu'il voit débarquer une grosse structure généraliste drainant une clientèle monstrueuse, qui se met à exploiter son propre pan d'activité, sa propre niche écologique commerciale, si j'ose dire. Ou bien encore, ce phénomène nouveau pour l'époque, des femmes de province n'hésitant plus à risquer de longues heures de train pour venir faire leurs emplettes au loin dans la capitale et seules (imaginez l'émoi suscité chez les braves maris patriarches provinciaux) dans ces grandes enseignes parisiennes qu'étaient Au Bon Marché, Les Grands Magasins du Louvre, À la Belle Jardinière, le Printemps, La Samaritaine et (postérieurement au roman de Zola) Les Galeries Lafayette.

Bref, je ne vais pas m'étendre plus longuement sachant que nombreux sont ceux qui ont déjà exprimés brillamment les qualités et les défauts de ce roman. Un authentique coup de coeur pour moi, un opus consistant et documentaire, plus distancié et impartial qu'à l'habitude, révélant un vrai pan de l'évolution sociétale du Second Empire et, même si l'on peut reprocher un tout petit peu le statut de quasi sainte vierge de Denise dans cette frénésie d'achat et de vente, on ne va pas se plaindre qu'Émile Zola, pour une fois, ait décidé de faire une manière de fin heureuse et de laisser poindre l'espoir derrière le fatal effondrement des anciennes bâtisses du commerce.
Un très grand cru donc, que je vous conseille sans modération, mais ce n'est, bien évidemment, que mon avis, j'allais dire, bon marché, c'est-à-dire, très peu de chose.
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Après bien des hésitations, je me lance ! Je vais (enfin) écrire une critique sur le roman qui occupe la première place de mon top littérature depuis 20 ans et que nulle autre oeuvre ne semble pouvoir détrôner.

Rien que ça ? vous direz-vous mais en réalité, sachez que je ne disposerai jamais dans mon vocabulaire d'assez de superlatifs pour faire l'éloge du moins noir des romans des Rougon-Macquart.

"Au Bonheur des Dames", c'est tellement de choses à la fois, qui trouvent tant de résonances en moi même si un siècle et demi me sépare de son récit. C'est un roman atemporel parce que précurseur ; c'est un roman dont la trame évoque non seulement l'évolution d'une très belle histoire d'amour, dans toute sa complexité sentimentale et psychologique mais aussi la mutation profonde de toute une société, bouleversée dans ses valeurs et dans son rapport à la consommation. Une société de plus en plus confiante dans son affirmation neuve des goûts individuels comme des aspirations collectives.

"Au bonheur des Dames" est quasiment un huis-clos dont le personnage principal n'est aucunement Denise, cette jeune et frêle orpheline normande jetée dans le grand Paris moderne pour s'y faire une place, ou Mouret, ce golden boy du commerce qui soumet les femmes par sa profonde connaissance de leurs faiblesses. Non, le personnage principal du roman est le magasin Au Bonheur des Dames lui-même, devenu grâce à la magie distillée par la plume experte de l'auteur, un être vivant et pensant dont les organes sont les rayons, eux-mêmes palpitants de la vie de leurs vendeurs, de leurs clientes et de leurs marchandises. le microcosme gigantesque de ce magasin de Nouveautés parisien (actuel Bon Marché- Rive Gauche) dépasse le simple cadre d'un récit ; il est le récit.

Aux indisposés de la description qui n'assimilent pas que la description, exercice si difficile qu'il est volontiers abandonné par des Marc Levy et des Guillaume Musso au profit d'une "prose" facile et vulgarisée, est l'outil majeur dont un auteur dispose pour donner vie et relief à son oeuvre et à ses personnages, je donne cet avertissement : oui, vous trouverez dans ce roman des pages et des pages de descriptifs, tous plus flamboyants les uns que les autres, témoignages finement ciselés de la passion que l'auteur a voulu communiquer à ses lecteurs via son style.

Ceci dit, revenons à l'oeuvre...
La nature de la relation amoureuse qui unit Mouret et Denise est romantique. Ces amants représentent pour moi l'un des couples les plus émouvants de la littérature mondiale. La sensibilité, la pureté, le courage et la persévérance de Denise en font une héroïne digne d'être aimée. Son orgueil, sa beauté, sa puissance et son abnégation font de Mouret un héros digne d'être aimé par une femme telle que Denise.

La narration est également très bien soutenue par un panel de personnages secondaires extraordinaires qui sont aussi fouillés dans leur comportement et leur psychologie que les personnages principaux. Baudu, Jean, Clara, Mme Desforges, les clientes, le financier, Bourras, Pauline... sont tous criants de réalité et participent pleinement à la grande fresque haute en couleurs offerte par Emile Zola à ses lecteurs.

En replaçant le roman, écrit en 1883, dans son contexte historique et politique, le lecteur pourra également apprécier toute la portée d'une satire sociale omniprésente et visionnaire, inscrite en filigrane tout au long de l'oeuvre et qui caractérise toute la série des Rougon-Macquart.
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C'est sans doute celui que je préfère! L'un des plus bienveillants pour son personnage principal, qui s'en sort plutôt bien, compte tenu de la précarité de sa situation lorsqu'elle débarque à Paris, orpheline flanquée de ses deux frères, mal accueillie par son oncle qui lui avait pourtant naguère proposé de l'aider. C'est par bonté d'âme qu'un marchand de tissu l'emploie, malgré ses difficultés liée au développement d'un magasin d'un genre nouveau, qui donne son titre au roman : Au bonheur des dames. Il ne faudra pas longtemps pour que Denise y fasse ses premiers pas dans la vente, avec des débuts extrêmement difficiles, tant les péronnelles en place sont promptes à la méchanceté. Quant à son frère qui court le guilledou et réclame sans cesse de l'argent pour payer ses frasques, il contribue au dénuement de la jeune fille. Mais elle est obstinée et vaillante.


Le flair du jeune et ambitieux Octave Mouret, qu'on a connu papillonnant et opportuniste dans Pot Bouille, se confirme. Peu en peu il met en place une machine de guerre qui va broyer un à un les petits commerces environnants, avec une politique du prix d'appel cassé, sur lequel les petites échoppes ne peuvent s'aligner, et attirant ainsi le tout Paris qui dépense sans compter dans les rayons débordant d'un luxe d'articles tentants. (Les portraits de ces femmes hameçonnées ne sont guère flatteurs).


Toute cette histoire de commerce est égayée par les récits des amours licites ou illicites, et surtout par la passion qui dévore Octave Mouret pour Denise, qui le fait tourner en bourrique, sans calcul de sa part.


C'est aussi un état des lieux de la société de la fin du 19è siècle qui voit la naissance d'une économie de consommation écervelée, conditions précaires des employés, (même si Denise, usant de son influence auprès du patron parviendra à adoucir le sort de ceux ci).


Comme dans le Ventre de Paris, Zola excelle à décrire l'abondance : rayons débordant de marchandises, décorations luxueuses, mises en scènes pour attirer la foule des pratiques, bénéfices faramineux. Tout cela contraste avec la misère de ceux qu'il contraint à mettre la clé sous la porte.

Très belle fresque sociale, qui mêle passion et regard acéré que l'évolution de la société en pleine mutation.
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♬ J'étais un inconnu dans les grands magasins
Je me suis reconnu dans les grands magasins ♬
Sans amour, sans aventure, ♬
♬ Je me suis abandonné
A la foule emmêlée ♬
Au bonheur des dames est le onzième opus de la saga des Rougon-Macquart. Si cette fresque est une peinture, Émile Zola en est le peintre, un peintre fabuleux. Et ici, de nouveau, quel talent ! Chapeau l'artiste !
Oui, ce roman est un chef d'oeuvre et j'avoue pourtant que j'y allais presque à reculons, à pas hésitants, compte tenu du sujet. Oui, je me suis dit, un roman de cinq cent vingt-six pages qui parle du quotidien d'un grand magasin, même si cela se passe au dix-neuvième siècle, qui plus est sous le Second Empire, oui je reconnais avoir ressenti un léger moment d'hésitation en abordant ce récit. Mais voilà ! Je me suis embarqué depuis quelques années dans la lecture de cette immense saga en respectant scrupuleusement la chronologie des récits. Ce voyage m'amène forcément à des ressentis inégaux, différents. Des coups de coeur, des déceptions, parfois des sentiments entre deux eaux...
Ici j'ai été séduit par la la qualité littéraire de Zola de savoir nous tenir en haleine sur un tel sujet qui paraît tellement banal au premier abord.
Le roman raconte la lutte féroce des petits commerces de proximité contre les grands magasins, en l'occurrence ici le bonheur des dames, magasin de textiles dirigé de main de maître par Octave Mouret.
Ici Zola n'a jamais été aussi grand, aussi moderne, mais peut-être jamais aussi ambigu.
Zola, parlons-en.
Le sort de ces pauvres vendeuses des grands magasins, de ce grand magasin qu'est le bonheur des dames, leur misère dont le seul responsable est un certain Octave Mouret, est évoqué ici bien sûr, mais le propos est loin d'être manichéen en opposant les employés d'un côté et les patrons de l'autre.
Octave Mouret est le symbole même du capitalisme sans complexe. On penserait aisément que Zola, que nous commençons à connaître à force, ses opinions, ses engagements, ne devrait avoir pour Mouret que mépris.
Octave Mouret, c'est une mécanique conçue pour écraser le monde, un ambitieux qui ne s'arrête jamais. On l'a vu venir avec son ambition de province et même de Provence, on l'a vu monter à Paris, tel un Rastignac besogneux. On l'a déjà vu, habile et cynique, oeuvrer dans Pot-Bouille parmi les méandres des sentiments pour poser son ambition sur le coeur des femmes riches et puissantes. Ce fut en définitive Madame Hédouin, sa fortune, son héritage lorsqu'elle décéda.
Ce qui m'a surpris, c'est que Zola n'appuie jamais le trait pour décrire Octave Mouret, ce qu'il est.
Dire qu'Au bonheur des dames est la fin d'une civilisation, c'est peut-être exagéré. Disons que c'est la fin d'un monde qui ne cesse de continuer de mourir à petits feux. En toile de fond de ce roman s'invite un sujet empli de paradoxe. Se dire qu'on ne peut échapper au sens du vent du progrès. Certes, il a une drôle d'allure, ce progrès. Mais fallait-il un jour renoncer à la bougie, à la lampe à pétrole et lutter contre la fée électricité ? Il faut vivre avec son temps, nous dit-on, nous dit peut-être Zola sans une pointe de mélancolie. Suivre le mouvement ou bien mourir. D'autres ici, dans les pages de cette histoire, mourront, ou voudront même mourir...
Les petits boutiquiers, le petit commerce, c'est un peu le pot de terre contre le pot de fer...
Zola est au milieu du gué, incertain, contemplant à regret ce monde qui s'en va et regardant non pas admiratif mais peut-être fataliste, résigné, celui qui arrive à grande foulée.
Et j'avoue m'être incarné dans ce ressenti étrange et ambigu que traduit Zola dans l'ampleur de son texte magistral.
Mais Zola, c'est de la dentelle, de la soie, de l'épure...
Ce roman est un bonheur pour les yeux.
Le mot bonheur n'est pas anodin, affiché à la devanture du texte. Il se dégage à certains endroits une idée du bonheur, qui n'est pas artificielle. le pessimisme vient plus loin, par les faits...
Les calicots, les paletots, les tissus, les dentelles et les soies en vrac qui coulent comme des vagues sur les étalages, ici des robes, là-bas des gants et des bas. L'abondance est à tous les étages.
Un flamboiement aveuglant de blanc... !
Les étalages rutilants, la foule, l'ébullition constante du matin au soir ; Zola nous met en scène des femmes travailleuses telles des abeilles besogneuses dans une ruche, et d'autres femmes aussi, les clientes reines éphémères d'un jour, esclaves enivrées de leur propre désir, qui agitent tout autant leurs mains frêles parmi les étoffes et les draps. Dit comme cela, le portrait pourrait paraître peu flatteur et un brin misogyne, mais avec Zola chacun en prend pour son grade...
Ah ! le désir affiché comme une arrogance suscite la convoitise de tous les sens... J'ai adoré les voleuses qui arpentent les rayons du Bonheur des dames. Elles sont si nombreuses, tenaces, usent de toutes les ruses. En face, règne une sorte de police interne, notamment en la personne de l'inspecteur Jouve, personnage grotesque et mauvais qui surveille, observe, y compris des scènes personnelles qui ne relèvent d'ailleurs pas de sa mission. Ici encore Zola dénonce avant l'heure un mal interne aux entreprises, la surveillance du personnel, le harcèlement moral et peut-être plus encore, tant qu'à faire...
Et puis vient ici tout au début du récit Denise Baudu. Étrange et touchante figure que le personnage de Denise, elle vient de la province normande, Valognes précisément, avec ses jeunes frères, intriguée, apeurée, admirative elle aussi d'Octave Mouret, ce capitaine d'industrie sans scrupule prêt à raser tout le quartier, à écraser, à broyer sous son joug pour construire l'édifice de ses rêves, un magasin toujours plus haut, toujours plus grand, toujours plus puissant. Elle l'aime quand même pour la grandeur de son oeuvre et peut-être aussi pour sa fragilité qu'elle seule est capable d'entrevoir.
Cet amour presque impossible...
Denise Baudu incarne en quelque sorte les pudeurs de l'écrivain pour retenir ses coups, elle aussi est dans la nuance, dans la retenue. Zola est peut-être gêné d'admirer un univers impitoyable dont il sent l'injustice et l'aveuglement féroce. On sait bien que Zola n'aime pas ça...
Tout l'attrait du roman, selon moi, est la rencontre de Mouret avec Denise. le reste, pourrait presque être sans importance, ou du moins ne tiendrait pas de la même manière.
Sans Denise d'ailleurs, que serait le personnage d'Octave Mouret. Intéressant peut-être de se poser cette question...
Denise est celle qui défend la vertu du petit commerce, elle vient de ce milieu, pas plus loin qu'en face, là où se trouve la boutique de son oncle M. Baudu, mais c'est celle aussi qui a franchi le pas, traversé la rue. Elle a peut-être trahi le milieu d'où elle vient, mais jamais elle ne le ressent ainsi, et jamais son oncle ne lui fait réellement ce reproche , même s'il en souffre.
Denise, employée dans le grand magasin, humiliée tout d'abord par les remontrances, les rebuffades, les jalousies de ses collègues de travail, est une grâce de bonté.
C'est Denise en quelque sorte qui façonne, non pas le destin d'Octave Mouret, mais quelques contours de son personnage.
Un bel écrivain, c'est aussi celui qui sait nous inviter à naviguer dans les failles, dans les incohérences des personnages de son récit.
Au bonheur des dames est autant une vision sociale qu'un roman d'amour. C'est tout simplement magnifique.
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"Je veux faire le poème de l'activité humaine" écrira Zola dans son ébauche d'Au Bonheur des Dames. Pari réussi ! Car ce onzième tome des Rougon-Macquart (non, je ne les relis pas dans l'ordre ! Oui, je sais, ce n'est pas logique mais je m'en fiche puisqu'il s'agit d'une relecture) est un récit extraordinaire visant à montrer le progrès avec l'implantation des grands magasins et à en faire également la dénonciation : mort des petits commerces, conditions de travail difficiles. Zola, avec tout le talent qu'on lui connaît, s'attache à démontrer cette véritable révolution sociétale en marche. Bien entendu, une grande histoire d'amour verra le jour. On est Zola ou on ne l'est pas ! Cet ouvrage, paru un an après Pot-Bouille, critique au vitriol de la bourgeoisie, paraît plus serein que ce dernier (et que toute la saga).

Je ne serai jamais vraiment objective face à un Zola. Je l'aime trop pour ça. Mais quand même, il faut bien avouer qu'une description de celui-ci n'a pas son pareil pour remuer en nous des sentiments. Non ? Bon, je vous avais dit que je n'étais pas objective. Allez, je cède la parole à ce bon vieil Émile !
Lien : http://www.lydiabonnaventure..
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...pourquoi donc lui chauffait-elle ainsi le coeur ?

Page 249
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- Alors, c’est décidé, reprit-il, nous la marquons cinq francs soixante… Vous savez que c’est à peine le prix d’achat.
- Oui, oui, cinq francs soixante, dit vivement Mouret, et si j’étais seul, je la donnerais à perte. [...]
- Si nous la donnons à cinq francs soixante, c’est comme si nous la donnions à perte, puisqu’il faudra prélever nos frais qui sont considérables… On la vendrait partout à sept francs.
Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur la soie, il cria nerveusement :
- Mais je le sais, et c’est pourquoi je désire en faire cadeau à nos clientes… En vérité, mon cher, vous n’aurez jamais le sens de la femme. Comprenez donc qu’elles vont se l’arracher, cette soie !
- Sans doute, interrompit l’intéressé, qui s’entêtait, et plus elles se l’arracheront, plus nous perdrons.
- Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veux bien. Après ? le beau malheur, si nous attirons toutes les femmes et si nous les tenons à notre merci, séduites, affolées devant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sans compter ! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu’ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché. [...]
- Comprenez-vous ! je veux que dans huit jours le Paris-Bonheur révolutionne la place. Il est notre coup de fortune, c’est lui qui va nous sauver et qui nous lancera. On ne parlera que de lui, la lisière bleu et argent sera connue d’un bout de la France à l’autre… Et vous entendrez la plainte furieuse de nos concurrents. Le petit commerce y laissera encore une aile. Enterrés, tous ces brocanteurs qui crèvent de rhumatismes, dans leurs caves !

Chapitre II.
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Quand la morte saison d’été fut venue, un vent de panique souffla au Bonheur des Dames. C’était le coup de terreur des congés, les renvois en masse dont la direction balayait le magasin, vide de clientes pendant les chaleurs de juillet et d’août.
Mouret, chaque matin, lorsqu’il faisait avec Bourdoncle son inspection, prenait à part les chefs de comptoir, qu’il avait poussés, l’hiver, pour que la vente ne souffrît pas, à engager plus de vendeurs qu’il ne leur en fallait, quitte à écrémer ensuite leur personnel. Il s’agissait maintenant de diminuer les frais, en rendant au pavé un bon tiers des commis, les faibles qui se laissaient manger par les forts.
— Voyons, disait-il, vous en avez là dedans qui ne font pas votre affaire… On ne peut les garder pourtant à rester ainsi, les mains ballantes.
Et, si le chef de comptoir hésitait, ne sachant lesquels sacrifier :
— Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous en reprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues !
D’ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, de ses lèvres minces, un terrible : « Passez à la caisse ! » qui tombait comme un coup de hache. Tout lui devenait prétexte pour déblayer le plancher. Il inventait des méfaits, il spéculait sur les plus légères négligences. « Vous étiez assis, monsieur : passez à la caisse ! – Vous répondez, je crois : passez à la caisse ! – Vos souliers ne sont pas cirés : passez à la caisse ! » Et les braves eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu’il laissait derrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, il avait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglait sans fatigue le nombre de vendeurs condamnés d’avance. Dès huit heures, il se tenait debout sous la porte, sa montre à la main ; et, à trois minutes de retard, l’implacable : « Passez à la caisse ! » hachait les jeunes gens essoufflés. C’était de la besogne vivement et proprement faite.
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- Madame, nous excusons ces moments de faiblesse… Je vous en prie, considérez où un pareil oubli de vous-même pourrait vous conduire. Si quelque autre personne vous avait vue glisser ces dentelles…
Mais elle l’interrompit avec indignation. Elle, une voleuse ! pour qui la prenait-il ? Elle était la comtesse de Boves, son mari, inspecteur général des haras, allait à la Cour.
- Je sais, je sais, madame, répétait paisiblement Bourdoncle, J’ai l’honneur de vous connaître… Veuillez d’abord rendre les dentelles que vous avez sur vous…
Elle se récria de nouveau, elle ne lui laissait plus dire une parole, belle de violence, osant jusqu’aux larmes de la grande dame outragée. Tout autre que lui, ébranlé, aurait craint quelque méprise déplorable, car elle le menaçait de s’adresser aux tribunaux, pour venger une telle injure.
- Prenez garde, monsieur ! mon mari ira jusqu’au ministre.
- Allons, vous n’êtes pas plus raisonnable que les autres, déclara Bourdoncle, impatienté. On va vous fouiller, puisqu’il le faut.
[...] Outre les volants de point d’Alençon, douze mètres à mille francs, cachés au fond d’une manche, elles trouvèrent, dans la gorge, aplatis et chauds, un mouchoir, un éventail, une cravate, en tout pour quatorze mille francs de dentelles environ. Depuis un an, madame de Boves volait ainsi, ravagée d’un besoin furieux, irrésistible. Les crises empiraient, grandissaient, jusqu’à être une volupté nécessaire à son existence, emportant tous les raisonnements de prudence, se satisfaisant avec une jouissance d’autant plus âpre, qu’elle risquait, sous les yeux d’une foule, son nom, son orgueil, la haute situation de son mari. Maintenant que ce dernier lui laissait vider ses tiroirs, elle volait avec de l’argent plein sa poche, elle volait pour voler, comme on aime pour aimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement de la névrose que ses appétits de luxe inassouvis avaient développée en elle, autrefois, à travers l’énorme et brutale tentation des grands magasins.

Chapitre XIV.
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"Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train de Cherbourg l'avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d'un wagon de troisième classe. Elle tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s'arrêta net de surprise.
– Oh ! dit-elle, regarde un peu, Jean !
Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres tout en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leur père. Elle, chétive pour ses vingt ans, l'air pauvre, portait un léger paquet ; tandis que, de l'autre côté, le petit frère, agé de cinq ans, se pendait à son bras, et que, derrière son épaule, le grand frère, dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains ballantes.
– Ah bien ! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin !
C'était, à l'encoignure de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les étalages éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d'octobre. Huit heures sonnaient à Saint-Roch, il n'y avait sur les trottoirs que le Paris matinal, les employés filant à leurs bureaux et les ménagères courant les boutiques. Devant la porte, deux commis, montés sur une échelle double, finissaient de pendre des lainages, tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-Augustin, un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait délicatement une pièce de soie bleue. Le magasin, vide encore de clientes, et où le personnel arrivait à peine, bourdonnait à l'intérieur comme une ruche qui s'éveille.
– Fichtre ! dit Jean. Ça enfonce Valognes... Le tien n'était pas si beau.
Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas chez Cornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville ; et ce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui gonflait le cœur, la retenait émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu'à l'entresol, au milieu d'une complication d'ornements, chargés de dorures. Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient l'enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s'enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison d'angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et aménagées récemment. C'était un développement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l'entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure des comptoirs. En haut, une demoiselle habillée de soie, taillait un crayon, pendant que, près d'elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours.
– Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui avait eu déjà une histoire de femme à Valognes. Hein ? c'est gentil, c'est ça qui doit faire courir le monde !
Mais Denise demeurait absorbée, devant l'étalage de la porte centrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de la porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage. Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie, mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l'entresol, flottantes comme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleu marine, vert olive, étaient coupés par les pancartes blanches des étiquettes. A côté, encadrant le seuil, pendaient également des lanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres de cygne, les poils de lapin de la fausse hermine et de la fausse martre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tables, au milieu d'un empilement de coupons, débordaient des articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés, capelines, gilets, tout un étalage d'hiver aux couleurs bariolées, chinées, rayées, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit une tartanelle à quarante-cinq centimes, des bandes de vison d'Amérique à un franc, et des mitaines à cinq sous. C'était un déballage géant de foire, le magasin semblait crever et jeter son trop-plein à la rue.
L'oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas la main de sa sœur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture les força tous trois à quitter le milieu de la place ; et, machinalement, ils prirent la rue Neuve-Saint-Augustin, ils suivirent les vitrines, s'arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D'abord, ils furent séduits par un arrangement compliqué : en haut, des parapluies, posés obliquement, semblaient mettre un toit de cabane rustique ; dessous des bas de soie, pendus à des tringles, montraient des profils arrondis de mollets, les uns semés de bouquets de roses, les autres de toutes nuances, les noirs à jour, les rouges à coins brodés, les chair dont le grain satiné avait la douceur d'une peau de blonde ; enfin, sur le drap de l'étagère, des gants étaient jetés symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paume étroite de vierge byzantine, cette grâce raidie et comme adolescente des chiffons de femme qui n'ont pas été portés. Mais la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, de satins et de velours, y épanouissaient dans une gamme souple et vibrante, les tons les plus délicats des fleurs : au sommet les velours d'un noir profond, d'un blanc de lait caillé ; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, se décolorant en pâleurs d'une tendresse infinie ; plus bas encore, les soies, toute l'écharpe de l'arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées comme autour d'une taille qui se cambre, dentelles vivantes sous les doigts savants des commis, et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l'étalage, courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de foulard crème. C'était là, aux deux bouts, que se trouvaient, en piles colossales, les deux soies dont la maison avait la propriété exclusive, le Paris-Bonheur et le Cuir-d'Or, des articles exceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce des nouveautés."
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