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Critique de oblo


oblo
30 novembre 2023
L'opposition ne pourrait pas être plus grande qu'entre ces deux hommes. D'un côté, il y a Valentine Millimaki, l'adjoint du shérif, ouvrier obstiné de la loi, chercheur, à ses heures perdues, des promeneurs volontaires ou involontaires perdus dans les paysages déserts du Montana. de l'autre, il y a John Gload, septuagénaire aux mains d'ours et véritable prédateurs pour ses congénères humains auxquels, quand ils ont fait leur mue d'être vivant à cadavre, ils coupent les mains et arrachent dents pour éviter toute identification. Entre les deux hommes, il a suffi d'un regard porté sur un verger, d'une question sur la variété d'une pomme pour que la connexion fut établie. Et, loin de l'attraction mutuelle et malsaine qui peut exister entre ces deux types de personnages, et qui a déjà été décrite dans nombre d'oeuvres littéraires ou cinématographiques, se crée plutôt un lien d'ordre filial. A l'adjoint du shérif, le tueur donne la vie ; à l'assassin, le représentant de l'ordre donne l'amitié. Entre ces deux personnages marginaux, évoluant dans un territoire des confins se noue un récit oscillant entre la poésie de la nature et la brutalité des hommes.

Que John Gload soit un monstre sanguinaire, capable de tuer de sang froid n'importe lequel de ses congénères, ne fait aucun doute. Les motivations de ses meurtres nous sont inconnues. Qu'ils aient été désignés par la malchance ou que leurs vies, leurs caractères, aient porté un stigmate impardonnable pour Gload, le résultat est que ces personnes soient désormais enterrées, leurs cadavres démembrés et éparpillés aux quatre coins du vaste État du Montana. Tout juste Gload avoue-t-il à Millimaki qu'à quatorze ans, étant devenu orphelin quelques semaines plus tôt, il a éprouvé la facilité du meurtre et a jugé, avec pragmatisme, que celui-ci lui permettrait sans doute de vivre sans efforts. Que Val Millimaki soit in brave garçon ne fait guère de doutes non plus. C'est un agent respectueux de sa hiérarchie, un agent respectueux aussi des prisonniers sur lesquels il veille, plutôt qu'il surveille ; c'est aussi un époux aimant, bien que maladroit, qui ne s'aperçoit pas que sa femme supporte mal que lui côtoie jour après jour. Ce qui les rapproche, c'est d'abord cette marginalité sociale, à laquelle ils se sont accoutumés. le premier marqueur de cette marginalité, c'est la perte des parents, et plus particulièrement du père pour John Gload, et de là mère pour Val Millimaki. Les deux décès ont été violents - suicide par pendaison pour Val, la disparition dans une tempête de neige pour John -, et Val comme John en ont été, d'une certaine manière, les témoins. Val a ainsi dépendu sa mère, John a reçu les dernières instructions, comme des dernières volontés, de son père. La première marge est donc familiale : John a été seul dès son adolescence, Val n'a plus que sa jeune soeur avec laquelle il a une relation épistolaire très espacée. Cette marginalité sociale s'exprime ensuite par leurs rapports sociaux, quasi inexistants. Même avec Sid White, lequel semble être un criminel endurci, aucune accointance n'est possible pour John Gload. de la même façon, Val Millimaki est en forte opposition morale avec ses collègues Dobek et Wexler. On cherchera alors dans les relations amoureuses les vestiges de rapports sociaux apaisés, voire exaltants. Las, John Gload affirme que celle qui partageait sa vie, Francie, est partie et ne reviendra pas ; quant à l'épouse de Val Millimaki, elle a fini par quitter ce foyer qui l'effrayait. Seuls absolument, John Gload et Val Millimaki se retrouvent donc, chacun sur la route de l'autre, dans cette prison à l'écart du mouvement du monde libre, dans cet État à l'écart des grands axes et des métropoles, dans cette nuit à l'écart des sommeils troublés des autres détenus, à l'écart eux-mêmes d'un sommeil qui les fuit. de ces personnages en marge de tout, Kim Zupan fait des centres de sa narration.

En équilibre sur cette arête de la ressemblance et du paradoxe, l'auteur fait de Millimaki le reflet de Gload, comme s'ils se regardaient dans un miroir. Les deux hommes sont connectés par une situation semblable. D'une certaine manière, les deux hommes travaillent, ou plutôt oeuvrent, dans le même secteur d'activité. Si Gload tue des gens et les enterrent, Millimaki, lui, les retrouve ; mais l'un comme l'autre côtoient la mort quotidiennement. Cela pèse sûrement bien plus chez Millimaki que chez Gload, et l'omniprésence de la mort - car Millimaki est régulièrement appelé avec son chien pour retrouver des promeneurs perdus - éloigne peu à peu l'adjoint du shérif de la société : de ses collègues représentants de la loi, de son épouse aussi. Dès lors, pour les deux hommes, un lien semble s'imposer : celui qui les unit mutuellement. du fait de la différence d'âge, ce lien prend la forme d'une relation quasi filiale entre le septuagénaire et le jeune homme (Millimaki doit avoir moins de trente ans). On l'a dit, la ressemblance entre leurs caractères (goût de la solitude, mêmes difficultés à trouver le sommeil) et leurs parcours (ils sont tous les deux orphelins, ils sont tous les deux dans des situations amoureuses délicates) les rapproche naturellement, et la nuit protège leurs confidences. Entre les mots, entre les silences, dans les ombres tenaces et les lumières blafardes, apparaissent des marques de tendresse brute ou de confiance filiale : c'est une main posée sur celle d'un autre à travers les barreaux, c'est le nom d'un adjoint du shérif désigné comme légataire dans un testament. Ce sont aussi des choix, toujours tus, de donner l'occasion de respirer l'air libre dans le parc à côté de la prison, ou de ne pas briser la nuque ou couper le souffle de ce jeune adjoint lorsqu'il tourne la tête. de fait, il y a, chez Gload, comme un instinct de protection envers ce jeune homme qui pourrait être son fils ou son petit-fils. C'est ce qui explique l'acte commis par Gload à l'encontre de Wexler, ou la virée qu'il fait pour rencontrer l'épouse de Millimaki. Sans familles, Millimaki et Gload semblent donc avoir trouvé, dans les couloirs sombres de la prison du comté, quelque chose qui y ressemble.

Qu'ils soient arpenteurs ou laboureurs (la traduction littérale du titre anglais, The ploughmen), Millimaki et Gload répondent à une même définition : celle de l'homme attaché à son territoire. L'arpenteur, c'est celui qui mesure le terrain vierge, pour mieux le maîtriser ensuite, tel un éclaireur pour les hommes qui viendraient par la suite. Sur des territoires en marge, territoires géographiques comme conceptuels, comme le territoire des confins de la vie et de la mort, cela fait sens. Sur ces territoires-là, Gload, l'homme qui a fait de sa vie un parcours de mort, et Millimaki, l'homme qui dédie sa vie pour retrouver celles et ceux qui, peut-être, oscillent encore entre la vie et la mort, sont seuls. Laboureurs, ils le sont aussi, hommes simples et rudes, qui sèment la terre ou en récoltent les fruits. On retrouve d'ailleurs la filiation entre Gload et Millimaki à la fin du roman, lorsque Val enterre John, comme s'il reprenait l'oeuvre de son mentor, tout en lui donnant une visée positive, à savoir rendre au défunt un dernier hommage en le plaçant à côté des siens. le rapport à la terre, au territoire, est aussi évident. Toutes les pages du roman font apparaître les couleurs, les odeurs, la description botanique des paysages, qui donnent un aspect quasi poétique à ce roman, rappelant en cela un livre comme le boogie des rêves perdus, qui se passe dans le Montana lui aussi, de James Lee Burke. Dans ce désert d'hommes, voilà qui donne force et cohérence à Val Millimaki et à John Gload, qui apparaissent alors parfaitement au centre de leur environnement.
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