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Critique de karmax211


Tous les dictionnaires s'accordent pour la définir ainsi : la pitié est un sentiment qui rend sensible aux souffrances, au malheur d'autrui.
Montherlant dit : "Qui a pitié des autres a pitié de soi.” Camus péremptoire affirme que : "On se fatigue de la pitié, quand la pitié est inutile.” Jean Giraudoux nous explique que : “Les gens ont pitié des autres dans la mesure où ils auraient pitié d'eux-mêmes. le malheur ou la laideur sont des miroirs qu'ils ne supportent pas.” Lautréamont nous assène que : “Qui vante la pitié vante la terreur.” Alors que Gorki nous martèle : “L'homme ! Il faut respecter l'homme ! Ne pas en avoir pitié. ” Maurice Toesca nous confronte à ce qui apparaît comme une évidence ( et pourtant ! ) : “Quand la pitié commence, l'amour finit.”
De quoi donner à réfléchir, non ?
Stefan Zweig à la veille de la Seconde Guerre mondiale, nous livre à travers celui qui fut son seul roman achevé, une vision décortiquée de ce qu'est peut-être ce sentiment trouble et complexe qu'on appelle pitié et dont il nous offre une allégorie, une clé dans la lecture faite par le protagoniste du roman d'un conte des - Mille et Une Nuits -.
- "Je lus le premier récit de Schéhérazade devant le roi, avec une attention languissante, puis je continuai. Mais soudain je sursautai. J'étais arrivé à l'histoire étonnante du jeune homme qui voit étendu sur la route un vieillard paralysé, et à ce mot "paralysé" je tressaillis comme sous le coup d'une violente douleur : une brusque association d'idées avait fait sur moi l'effet d'un jet de feu. Dans ce conte, le vieillard appelle le jeune homme d'une voix désespérée : il ne peut plus marcher et il le supplie de le prendre sur ses épaules. le jeune homme a pitié - pitié, pourquoi as-tu pitié, imbécile ? pensai-je - il se penche sur le vieillard... hop, il le soulève et le met sur son dos. Mais ce soi-disant vieillard paralysé est en réalité un djinn, un mauvais esprit, un fourbe enchanteur. Et à peine est-il assis sur les épaules du jeune homme, qu'il serre brusquement ses cuisses velues autour de la gorge de son bienfaiteur, qui ne peut plus s'en délivrer. Impitoyable il en fait sa bête de somme, il le fouette, le fouette sans cesse, sans lui accorder aucun répit. Et le malheureux doit le porter où l'autre l'exige., désormais il n'a plus de volonté propre. Il est devenu l'esclave du misérable, et quoique ses genoux vacillent de fatigue et que ses lèvres se dessèchent, il est contraint, victime malheureuse de sa pitié, de continuer à porter sur ses épaules, comme son destin, le perfide vieillard, le maudit rusé."
Un vétéran, Anton Hofmiller, héros de guerre médaillé, se confie sur son passé.
Jeune sous-lieutenant de condition modeste, il fut à vingt-cinq ans, cantonné dans une petite ville d'Autriche-Hongrie. Petite solde, petite rente mensuelle d'une parente, il n'avait que des plaisirs modestes et ennuyeux jusqu'au jour où il croisa chez un commerçant du bourg, une jolie jeune fille. le commerçant qui s'était rendu compte de son trouble lui confia alors que la jeune fille en question, Ilona, appartenait à la famille d'un riche châtelain, qu'il connaissait et auprès duquel il pouvait l'introduire.
Le jeune homme accepta... sans trop y croire.
Très vite lui parvint une invitation pour une soirée chez les Kekeslava. Tel était le nom de cette famille.
Il s'y rendit.
Et lui, le jeune homme timide et modeste mais excellent danseur, grisé par des alcools rares, par le luxe, par la beauté des femmes, par un orchestre qui donna le La à un bal, fit tournoyer des cavalières avec une assurance qu'il ne se connaissait pas. Jusqu'au moment où il réalisa qu'il n'avait pas fait danser la fille unique de son hôte, Edith une jeune fille âgée d'à peine dix-sept ans.
Il l'aperçut, assise non loin des danseurs.
Il se dirigea vers elle et l'invita.
Stupeurs et tremblements, comme aurait dit qui vous savez... La jeune fille éclata en sanglots... Edith était paraplégique. Tous les invités le savaient. Tous à l'exception du terrible gaffeur, lequel honteux comme il est difficile de l'être davantage... prit la fuite.
Après moult hésitations, il se décida à lui envoyer un bouquet de fleurs accompagné de sa carte.
La réponse ne se fit pas attendre : on l'invitait à prendre le thé au château... le jour qui lui conviendrait.
Il s'y rendit.
Chacun s'expliqua.
On convint de ne plus parler de ce "fâcheux" épisode et de devenir amis.
Pour Anton cette amitié avait pour ressorts la pitié, une pitié qui n'avait rien de hautain, de méprisant, de condescendant... non, un véritable sentiment altruiste fondé sur la compassion éprouvée à l'égard d'une jeune fille injustement et cruellement frappée par la maladie.
Une pitié qu'il ressent ainsi :
-“Ce regard de la colère de la jeune fille dans lequel j'ai lu une souffrance d'une intensité dont je n'avais jusqu'alors aucune notion avait fait éclater quelque chose en mon être, et une chaleur m'avait envahi, provoquant cette fièvre mystérieuse, qui m'était aussi incompréhensible que l'est au malade sa maladie. Je me rendais seulement compte que j'étais sorti du cercle solide où j'avais mené jusqu'alors une vie calme et tranquille et que je pénétrais dans une zone nouvelle, passionnante et inquiétante à la fois, comme tout ce qui est nouveau. Je me rendis compte mieux que jamais du pouvoir mystérieux que je possédais avec ma seule pitié”.
Pour Edith, derrière cette amitié se cachait une passion ardente pour ce jeune et bel officier.
Lorsque se heurtent de tels sentiments qui sont et ne sont ni complémentaires ni contradictoires ni antagonistes, et qu'ils sont portés par un jeune homme hyper labile, voire faible, et une jeune fille exaltée, riche et gâtée, oscillant en permanence entre l'hystérie, les caprices, les emportements et une personnalité forte et intransigeante... il y a là un terrain propice aux plus violentes tempêtes.
Comme l'a écrit Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, c'est la confrontation entre "celui qui a une extrême pitié et celle qui refuse la pitié extrême."
Si encore Ilona, la jolie cousine qui faisait office de nurse avait consenti à dire à la malade qu'elle faisait fausse route, ou que son père ne l'ait pas entretenue dans sa chimère, peut-être le drame eût-il pu être évité ?
Mais comme l'avait expliqué Condor, médecin de la famille, lucide et dévoué, à Hofmiller :
-“ En dépit des efforts les plus adroits entre un homme sain et une malade, entre un être libre et un prisonnier, les relations ne peuvent à la longue rester neutres. le malheur rend susceptible et la souffrance injuste...C'est vous charger d'une lourde, d'une très lourde responsabilité que de rendre quelqu'un fou avec votre pitié ! Un homme doit bien réfléchir avant de se mêler d'une affaire comme celle-ci et savoir jusqu'où il est décidé à aller. Il ne faut pas jouer avec les sentiments d'autrui. Ce qui importe pourtant ce n'est pas si l'on agit durement ou avec douceur, mais uniquement le résultat qu'on obtient en fin de compte."
Mais en dépit des avertissements du sage et bon Condor, Anton lâche et faible, va par ses changements d'humeur, ses décisions contradictoires, et l'inexorable mécanique du destin aidant, sceller définitivement et tragiquement le sort d'Edith et commettre "un meurtre par pitié" par le biais " du grand empoisonnement par la pitié."
La Guerre éclatera le jour de la mort d'Edith.
Sa conduite héroïque durant ces quatre années, Anton la justifiera par l'indifférence à la mort, indifférence due au sentiment de culpabilité qui ne cessera jamais de le hanter et qui gâchera le reste de sa vie, car " depuis ce moment, je sais qu'aucune faute n'est oubliée tant que la conscience s'en souvient."
Cette micro-société austro-hongroise s'inscrit en parallèle de notre monde, lequel par des travers analogues ira jusqu'à la première grande tuerie de masse de son histoire.
La lecture est donc double, car Stefan Zweig, dans ce roman écrit en 1938/39 introduit des éléments contemporains tel l'antisémitisme.
Un extrait de la confession de Condor à Anton.
- « le mieux est que nous débutions par le commencement et que pour le moment nous laissions de côté l'aristocratique M. Lajos von Kekesfalva. Car à cette époque il n'existait pas encore. Il n'y avait pas de propriétaire foncier en redingote noire et lunettes d'or, pas de gentilhomme ou de magnat qui portât ce nom. Il y avait seulement, dans une misérable petite bourgade à la frontière hungaro-slovaque, un petit juif à la poitrine étroite et aux yeux vifs du nom de Léopold Kanitz et que tout le monde appelait, je crois, Lämmel Kanitz. »
Antisémitisme relayé par les camarades de régiment d'Anton, qui n'hésitent pas à traiter le père d'Edith de vieil usurier juif et sa fille de demi-juive, sa mère décédée étant Allemande.
Une leçon magistrale dont nous fait cadeau l'immense écrivain autrichien dans ce livre chef-d'oeuvre, qui se dévore grâce à la plume ensorcelante de l'auteur et ses extraordinaires talents de conteur.
Un roman d'une extraordinaire richesse, dans lequel les rebondissements succèdent aux rebondissements, agaçants mais qui font monter la tension et l'attention du lecteur... sans jamais le nigauder par des artifices stylistiques ou narratifs. Une oeuvre sobre, d'une formidable densité romanesque... une oeuvre touchante et indispensable !
En conclusion, la boucle sera en partie bouclée, l'invite que nous adresse Zweig à considérer ainsi la pitié :
-“Il y a deux sortes de pitié. L'une, molle et sentimentale, qui n'est en réalité que l'impatience du coeur de se débarrasser le plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d'autrui, qui n'est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l'homme contre la souffrance étrangère. Et l'autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu'elle veut et est décidé à persévérer jusqu'à l'extrême limite des forces humaines”.

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