Curieusement, il n'y a qu'à l'adolescence que l'on plonge en amour comme si on allait mourir le lendemain. Plus nous vieillissons, plus nous tergiversons ; comme si le temps n'était plus compté. N'est-ce pas étrange ?
Lorsqu'on a atteint le demi-siècle, on a tous une histoire que l'on traine derrière soi avec plus ou moins de panache...
Nous devons être nombreux à avoir en tête le souvenir d'amours suspendues dont nous avons rêvé la suite, à défaut de l'avoir vécue.
À tous les romans qu'on a lus.
À tous ceux qu'on lira encore.
Parce qu'à la manière de marchands de sable, ils sèment dans notre quotidien quelques mots ou quelques phrases qui vont faire leur route dans notre subconscient.
Et nous changer.
En toute discrétion, mais de façon irrémédiable.
On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai.
On s'oublie tellement à force de regarder les autres, d'apprendre à les connaître, de tenter d'exister dans leurs yeux que lorsqu'ils s'éloignent, on ne sait plus qui on est.
J'ai donc connu en prison le bonheur de transmettre et d'ouvrir la voie de la lecture. La plupart des prisonniers que je côtoie ici ne sont pas des gens mauvais, en tout cas pas plus mauvais que ceux qui circulent de l'autre côté des grilles. Si dans leur jeunesse, on leur avait permis de s'évader par les livres et l'accès au savoir, je suis persuadé qu'ils vivraient aujourd'hui l'existence commune et pacifique des hommes libres.
Je fais partie de ces gens qui ne peuvent jouir du présent que lorsqu'ils en ont gardé un fragment, à jamais enfoui au cœur des souvenirs...
Car le plus dur n'est pas l'enfermement des corps, mais celui du regard. Mes yeux sont sans cesse à la recherche d'un horizon, d'une limite donnée par la seule nature. Les frondaisons des arbres, les sommets d'une montagne, les lignes douces d'une colline ou la courbure d'une mer immense... Là où je suis, il n'y a rien pour s'enfuir. Chaque coup d'oeil se heurte aux lignes verticales des murs ou des barreaux et notre champ visuel rétrécit jour après jour...
Elle ne le sait pas encore, mais ces mots qui s'empilent sont capables de tout emporter sur leur passage. A la manière de ces gouttes d'eau inoffensives qui, rassemblées en torrent, acquièrent un pouvoir dévastateur.