Le passé était l’un des rares pays étrangers qu’aucun de nous deux ne voulait visiter.
La pauvreté s’insinua dans nos vies comme le lierre envahit une fenêtre, assez lentement pour qu’on ne le remarque pas et puis, du jour au lendemain, il était si dense qu’on ne voyait plus dehors.
– Arrête de rire, Lex, Lex… »
Il traversa la chambre et me saisit à la gorge. Sa paume écrasa l’amas de tubes et d’os. Pendant une seconde, pas plus, juste pour me montrer qu’il en était capable. Dès qu’il me lâcha, je descendis du lit, en toussant.
« Arrête, dit-il. Lex… Lex, s’il te plaît. »
Il tendit les bras vers moi, tout son corps cherchait l’apaisement. Mais comme toujours, les sentiments n’atteignirent pas son visage. Je pris appui contre le mur, aussi loin de lui que possible. La sueur se déplaçait dans mes cheveux, dans mon dos. Sur ses pattes d’insectes. »
Ne réveille pas Ana, dit-il. S’il te plaît.
– Certaines choses… » J’attendais que mon corps cesse de convulser, assez longtemps pour que je puisse mettre les choses au point. « Lesquelles, par exemple ? Le fait que tu étais pressenti pour monter sur le trône ? Sincèrement… le fils de Père ?
– C’est injuste.
– J’ai toujours pensé que tu serais notre sauveur. J’ai attendu. Je me disais : il n’est même pas attaché. D’un jour à l’autre maintenant. Quand il aura dix-huit ans. Dès qu’il pourra partir de son plein gré.
– J’ai essayé, Lex. Quand on était petits. Tu t’en souviens ? Quand je pouvais encore. Mais à ce moment-là… Le courage me manquait. »
Nous nous observâmes, de part et d’autre du lit. Il paraissait ratatiné maintenant. Ethan, avec son manque de courage et son visage qui attirait la compassion.
« Ce n’est pas le souvenir que j’en ai, dis-je. Ce n’est pas du tout le souvenir que j’en ai. »
Papa voulait que je vienne dormir à la maison, quelques nuits au moins. « Tous ces contacts avec ta famille, je ne sais pas si c’est bon pour toi. » C’était un vieux débat, qui resurgissait lors des occasions spéciales. Papa avait passé toute l’année précédente à protester contre ma présence au mariage d’Ethan. Quand ils m’avaient adoptée, mes parents s’étaient éloignés le plus possible de Hollowfield, et même si Maman affirmait qu’elle avait toujours voulu vivre plus près de la mer, je les soupçonnais d’avoir cherché à m’éloigner de cette région. A leurs yeux, le passé était une maladie que mes frères et sœurs portaient encore en eux. Une simple conversation suffisait à être contaminé.
Assise par terre, contre le mur, les jambes étendues devant moi, je tenais ma gorge, là où ses mains s’étaient refermées ; je serrai et relâchai, confiante dans le contrôle de mes doigts, mes muscles obéissant au cortex moteur. Je continuai un moment, jusqu’à ce que je commence à y prendre plaisir, et retournai me coucher.
- J’ai toujours pensé que tu serais notre sauveur. J’ai attendu. Je me disais : il n’est même pas attaché. D’un jour à l’autre maintenant. Quand il aura dix-huit ans. Dès qu’il pourra partir de son plein gré.
– J’ai essayé, Lex. Quand on était petits. Tu t’en souviens ? Quand je pouvais encore. Mais à ce moment-là… Le courage me manquait.
Dehors, les pintes encore à moitié pleines et les plats à emporter délaissés commençaient à moisir. Des odeurs chaudes et moites suintaient des bouches d'égout : la ville avait plus de mal à masquer ses viscères sous la chaleur. J'achetai un café et allai m'asseoir dans Soho Square pour téléphoner chez moi.
« Père ne nous apprenait pas souvent des choses, mais il nous avait enseigné des principes philosophiques. Dont un qui affirmait qu’aucune personne n’était meilleure que l’autre, même si elle paraissait plus cultivée ou plus riche. Aucun individu sur terre ne valait mieux qu’un Gracie. »
Je m’attendais à ce que les choses soient différentes à Hollofield. J’avais confondu le fait que personne ne nous connaissait avec l’espoir que nous pourrions être qui nous voulions.
Il me semblait inconcevable que Cara et Annie continuent à se retrouver sous le gymnase pour déjeuner. Que dans les couloirs de l’école, derrière les portes des salles de classe, le savoir continue à être dispensé. Que la cloche continue à sonner. Au-delà de Moor Woods Road, j’imaginais des élèves qui découvraient le sexe, la conduite automobile, les examens. L’amour même.
Leur monde s’accélérait alors que nous étions retenus autour de cette table de cuisine, enfants éternels.