"[...] l'accès à l'information n'est pas un luxe, mais une nécessité."
"Jamais l'ignorant ne sera libre [...]."
C'est, en une page, résumer la faille initiale qui sépare les bibliothèques publiques aux États-Unis et en France : une naissance démocratique là-bas, un héritage aristocratique ici. (...) Ce serait sans doute forcer le trait (quoique...) que d'écrire que, de part et d'autre de l'Atlantique, chacun rejoue la scène originelle, les uns, nés égaux, citoyens, hommes d'action, jaloux de leur liberté, les autres, jadis sujets, spectateurs ironiques, attachés à ne pas être exclus, soucieux d'un partage équitable. "Le grand avantage des américains est d'être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d'être nés égaux au lieu de le devenir" (Tocqueville)
(En France) La volonté farouche de se démarquer du modèle ancien se traduit plus dans le discours que dans la réalité. Mais (...) le discours sur la bibliothèque et son utilité sociale met l'accent sur le type de population touché. Est ainsi aujourd'hui considérée comme démocratique la bibliothèque qui accueille non pas l'ensemble de la population mais la part de la population qui en était auparavant exclue. D'où cette valorisation permanente du travail accompli vers ceux qui sont éloignés, exclus de la bibliothèque. D'où cette indifférence si fréquente pour l'accueil réel des usagers réels. Il s'agit de convertir ( les non-usagers) plus que de servir (les usagers).
La pratique du "eye contact", le "Can I help you ?" contraste avec le nez baissé et l'évitement trop souvent constaté aux bureaux d'accueil en France. C'est que la culture professionnelle française continue à valoriser les tâches scientifiques ou techniques (le choix des acquisitions, les indexations...) plus que les tâches d'accueil et de renseignement des usagers. Ainsi, une directrice de bibliothèque en vient à dire qu'un bibliothécaire non performant à l'accueil ne peut en être enlevé car ce serait lui faire une faveur injustifiée.
Puisqu'elle a besoin du soutien public, la Public library doit desservir la majorité comme les minorités. (...) Cette différence de point de vue a, on l'a vu, une conséquence essentielle sur l'approche des bibliothécaires : pragmatique aux Etats-Unis (où l'on se préoccupe du public tel qu'il est) et téléologique en France (où c'est le non-usager qui est la cible principale - le public comme on voudrait qu'il soit).
Il est nécessaire (...) de souligner les valeurs qui sont mobilisées : l'égal accès à l'information, la tolérance à toutes les opinions, le respect des opinions minoritaires - l'horreur de la tyrannie de la majorité. Tocqueville (...) avait déjà souligné le poids de la pensée majoritaire, son incitation au conformisme intellectuel, culturel, social (...) : "Il n'y a pas de liberté d'esprit en Amérique. L'Inquisition n'a jamais pu empêcher qu'il ne circulât en Espagne des livres contraires à la religion du plus grand nombre. L'empire de la majorité a fait mieux aux Etats-Unis : elle a ôté jusqu'à la pensée d'en publier. On rencontre des incrédules en Amérique, mais l'incrédulité n'y trouve pour ainsi dire pas d'organe".
C'est sans doute que la tradition de self-improvement correspond en France à la tradition d'émancipation. Ici, on lit pour se libérer (des oppressions, des héritages, des contraintes), non (comme là-bas) pour devenir plus compétent, plus débrouillard ou plus riche.
En France, les minorités reconnues par les bibliothèques, histoire politique oblige, ne sont pas ethniques mais économiques (les "personnes défavorisées"), socio-culturelles (les peronnes "éloignées du livre") ou statutaires (les publics "empêchés", personnes hospitalisées, grabataires ou détenues). La campagne promotionnelle Lire en fête, initiée par le ministère de la culture, encourage des actions spécifiques vers les écoles, les hôpitaux, les prisons - donnant ainsi raison à ceux qui déplorent que le livre et la bibliothèque soient présentés comme une consolation pour les pauvres et les malheureux.
Un autre combat, encore en cours aujourd'hui, oppose à nouveau l'ALA (American Library Association) et le gouvernement fédéral : c'est l'application de l'USA Patriot Act, qui autorise les services de police et de renssignements à obtenir des bibliothécaires la liste de ce que les lecteurs consultent (livres, journaux, films ou sites Internet). Ce combat est beaucoup plus populaire, car il s'agit clairement d'un combat pour les libertés civiles - les bibliothécaires disant aux américains qu'ils ne doivent pas avoir un "bibliothécaire par-dessus leur épaule", comme mouchard et auxiliaire de la police.