Entretien avec Ariana Neumann
Je comprends aujourd’hui que certaines douleurs sont impossibles à raconter, comme des blessures avec lesquelles on apprend à vivre mais qui ne cicatrisent jamais. Du haut de mes dix-neuf ans, j’étais persuadée que l’amour et la parole suffisaient à guérir n’importe quel chagrin.
La plupart des gens ne regardent pas le mouvement d’une montre. Ils ouvrent rarement le mécanisme pour comprendre ce qui se cache derrière la mesure du temps. Pour eux, observer le cadran et savoir que tout fonctionne à l’intérieur du boîtier est une source d’émerveillement en soi.
Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée.
– Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, 1903
Quatre ans après avoir reçu la traduction de la correspondance de mes grands-parents, j'ai donc entamé un long voyage dans le passé. La majorité des lettres dataient des années 1940 et décrivaient le quotidien à Terezín, le camp de concentration situé à quelques kilomètres au nord-ouest de Prague. Les nazis l'avaient fondé en 1941 pour y emprisonner les Juifs avant de les envoyer en camp d'extermination. Plus de 140 000 résidents d'Europe centrale ont transité entre ses murs. Il n'y avait pas de chambres à gaz, mais cela n'a pas empêché des dizaines de milliers de personnes d'y perdre la vie.
Nietzsche a écrit que ce qui sépare l’humain de l’animal est la capacité à rire de sa condition. Les nazis avaient une fâcheuse tendance à la solennité et au manque d’humour. Ils ont toujours fait preuve de ce que Nietzsche appelait « Tierischer Ernst », une sorte de « sérieux animal », ou d’inaptitude totale à rire d’eux-mêmes.
Peu à peu, j’ai compris que lever le voile sur le passé n’était pas seulement important pour comprendre qui avait été mon père, mais aussi pour nous comprendre, mes enfants et moi-même. Connaître ceux qui nous ont précédés éclaire notre présent et notre avenir.
Quand une zone entière est interdite d’accès, durant tant d’années, par une figure d’autorité, on peut éprouver le besoin d’une autorisation spéciale pour y pénétrer, même après sa mort.
Adolescente, même à l’époque où je remettais en question les limites et les règles avec une farouche détermination, je savais qu’évoquer le passé de mon père était une transgression impensable.
Tu dois te battre. Pas par la violence, mais avec ton esprit, non pour les gens mais pour des idées. Te battre et travailler pour ce en quoi tu crois. Cette lutte est tout ce qui compte.