Aurore Chatras

" - Ceux-là ne sont vraiment pas les plus beaux. Elle aime quoi ta sœur ?
- Tous les trucs de filles : licornes, anges, les trucs nunuches, quoi, répond-il."

De : lynne.white@gmail.com
À : dpatterson@gmail.com
Objet :Votre rôle - Scénario pour demain.
Bonsoir,
Comme convenu, veuillez trouver un résumé de ma vie et de celle de ma fille. Apprenez bien votre texte et évitez l'improvisation. Je vous demande deux heures. Et rien ne devrait déraper dans ce laps de temps.
Je m'appelle donc Lynne White et ma fille, Charlotte, mais tout le monde l'appelle Charlie. Elle est née le 18 novembre 2011. Elle a été diagnostiquée surdouée, donc méfiez-vous de tout ce que vous direz. Elle n'est pas comme toutes les filles de huit ans. Nous ne parlons jamais de son père. Elle a posé quelques questions par le passé, mais semblait se satisfaire de ma fable jusqu'à cette année où elle a demandé à rencontrer son père pour Noël.
[...]
L'important, c'est qu'elle n'ait pas un mauvais a priori sur son père, sans trop s'attacher. En deux heures, je ne pense pas que ce soit possible. Je veillerai au grain de toute façon. Si vous vous sentez coincé, il suffira de dire « Ta mère raconte mieux cette histoire que moi ».
Autre point important, n'arrivez pas les bras chargés de cadeaux. Pas question d'acheter l'amour de ma fille !
Je vous rappelle le rendez-vous à trois heures de l'après-midi au 34 Moutains Line Avenue.
Lynne
PS : Par pitié, ne foirez pas tout !

Les hommes ont-ils un esprit aussi torturé que les filles : « oui » pour « non », « je vais bien » pour « reste avec moi, je suis malheureuse » ? Ou veut-il insinuer que, comme nous allons loger dans la même pension, nous risquons de nous recroiser ?
Mon esprit est totalement tourne boulé par cette rencontre. Tout mon être réagit à chaque effleurement, à chaque regard.

Les réminiscences de la soirée me frappent soudain. Je n’ai pas fait ça ? Tout, mais pas cette erreur... J’oblige mon cerveau à écrire un nouveau scénario, celui dans lequel je me laisse faire tranquillement et je m’endors bien au chaud sous la couette. Non ! Il a fallu que je m’accroche à son cou et que je lui demande, d’une voix alcoolisée :
— Tu comptes m’embrasser un jour ? Et d’approcher mes lèvres des siennes. La scène se déroule au ralenti dans mon cerveau. J’effleure à peine ses lèvres chaudes, mais il se décale et ma bouche finit sa course sur sa joue. La mine renfrognée, je lâche son cou et tape du pied tout en fondant en larmes.
— Tu ne m’aimes pas. Pourtant, nous sommes faits l’un pour l’autre. Tu es mon âme sœur ! Pitié, pitié ! Que quelqu’un rembobine cette affreuse soirée !

Je ne sais vraiment plus comment me situer dans notre relation. Est-ce qu’il attend quelque chose de moi ? Est-ce qu’il voudrait que l’on commence une histoire ? Dans ce cas, pourquoi n’est-il pas plus explicite ? S’il attend que je fasse le premier pas, on y sera encore dans trente ans. En tout et pour tout, j’ai eu deux invitations dans ma vie. La première s’est soldée par un échec. Mon prétendu prétendant s’est enfui en m’abandonnant pour retrouver une ex alors que nous dînions ensemble. J’ai dû régler la note. La seconde avec Paul a été moins compliquée. Une soirée un peu trop arrosée et un Paul passablement éméché qui a commencé à me draguer. Prise au dépourvu, je n’ai pas osé le repousser lorsque sa bouche s’est posée sur la mienne. Beurk ! Rien qu’à y repenser, j’en suis malade !

Ses yeux en amande portent toute la douleur du monde, mais également l’espoir d’un lendemain meilleur.

J’ai succombé à ton charme le matin où je t’ai retrouvée dans la cuisine à essayer de préparer des pancakes...cette anecdote te résume : une femme attachante qui ne laisse jamais tomber les autres, même si elle doit se mettre dans des situations impossibles.

— Sauriez-vous m’expliquer pourquoi vous aimez Noël ? Il prend quelques instants pour réfléchir en fixant son livre.
— Parce qu’on peut être heureux sans choquer personne.
— Je ne vous suis pas.
— Quand on est heureux, souvent on a honte de le dire, de peur d’attrister les gens autour de soi ou d’attirer leur jalousie. À Noël, les adultes retrouvent leurs joies d’enfants et, pendant quelques jours, on peut régresser et penser au bon vieux temps. Les gens ne vous en tiennent pas rigueur, car c’est la magie de Noël. J’apprécie sa philosophie de vie. Si je pouvais voir le monde d’une manière aussi positive…

Alors qu’elle ramasse les fournitures en un tas de cahiers et stylos, une envie irrésistible la submerge. Elle récupère une feuille et commence à griffonner. Pendant de longues minutes, elle s’immerge dans son texte.
Le bruit de l’eau dans la salle de bain interrompt son inspiration. Une nouvelle journée commence pour la petite troupe. À la hâte, elle plie la feuille et la dépose dans son sac. Dans deux jours, Cupidon pointera le bout de son nez. Pour la première fois depuis dix ans, elle souhaite organiser un événement spécial pour la Saint-Valentin. Et quoi de mieux que cette déclaration écrite ?
La vie reprend son cours dans l’appartement et déjà, trois loustics sont vêtus de pantalons chauds et chaussures doublées, puis emmitouflés avec leurs bonnets et écharpes. À l’entrée de l’immeuble, toute la famille s’embrasse avant de se disperser dans des directions différentes : Alan rejoint le métro tandis que l’aîné se rend au collège à cinq cents mètres de leur logement. Margot et les deux plus jeunes se tiennent près de la voiture sur le parking aérien. Elle fouille dans son sac éternellement en désordre. Portefeuille, mouchoirs en papier, vieux ticket de caisse… Une rafale la déstabilise. Elle lâche la feuille de papier qu’elle tenait à la main. Les mots rédigés pour Alan s’envolent dans le ciel nuageux.
Dommage, je devrai la recommencer ce soir ou demain, pense-t-elle.
Portée par le vent, la lettre virevolte dans les airs jusqu’à se déposer dans la cour d’une école primaire, près d’un cartable renversé.

S’agissait-il d’un ou d’une invitée ? Au fond, cela importe peu, car si « il » ou « elle » a été assez bête pour laisser passer sa chance, ce ne sera pas mon cas. Malheureusement pour moi, je ne suis pas ici pour m’amuser, j’ai des contraintes. L’émotion retombe comme un soufflé, me laissant un goût amer dans la bouche. Cendrillon doit déjà rentrer du bal, alors qu’elle n’a même pas dansé avec son prince. Les lèvres pincées, je lui indique mon espace de travail.
— Je vous remercie pour l’invitation. Cela aurait été avec plaisir, mais je ne peux pas m’absenter de mon comptoir.
Il me fait signe d’approcher.
— Allez, Sam n’en saura rien, me murmure-t-il. Il est plus de 10 heures, un jeudi soir, personne ne remarquera votre absence.
La tentation est grande. Je me mordille les lèvres, mes neurones fonctionnent à deux cents à l’heure. Il n’a pas tort. Depuis deux heures, personne à part lui n’a franchi l’entrée. Et, la semaine, tout est excessivement calme. Mon démon intérieur me pousse à laisser de côté mes doutes et à foncer, à prendre des risques. Mon côté plus sage, qui a étrangement la voix d’Émeline, calme mes ardeurs.