Dans cet épisode d'Effractions : le podcast, Brigitte Rollet, chercheuse en études cinématographiques, parle du livre d'Hélène Frappat, Trois femmes disparaissent. Dans ce roman, l'autrice s'interroge sur misogynie et l'invibilisation des femmes à l'oeuvre dans le milieu du cinéma.
Cet épisode a été préparé par Blandine Fauré
Réalisation : Michel Bourzeix et Gilles D'eggis
Lecture : Caroline Girard
Extrait lu : Hélène Frappat, Trois femmes disparaissent © Actes Sud, 2023
Musique : Thomas Boulard
Ce podcast a été enregistré dans les studios du Centre Pompidou
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À chaque pas de ce voyage, les souvenirs de ma vie passée avaient éclos, triomphant de l’amnésie où ils étaient tombés depuis que la mort s’était abattue sur mon corps. Qu’elle avait arraché le plus précieux, délogé tout espoir de bonheur. Depuis que mon enfant, à peine née, s’était éteinte dans mes bras. Alors, j’avais continué à Vivre sans respirer. Jusqu’à ta rencontre.
Ici, le silence est empli de cris, de bourdonnements lointains, comme une basse continue face à l'éternité. Hululements, caquètements, échos indiscernables, un orchestre désordonné et entêtant défait nos mélodies urbaines. Plus rien ne reste de nos chansons intérieures, tout es pulvérisé par le bruissement intraitable de la forêt. On s'habitue. On finit par l'oublier, ce chant, on fait avec. Et on oublie le monde d'avant ; les portiques enfumés de goudron chaud, les terrasses bruyantes, disparaissent de nos mémoires. Mon mental se plie au labyrinthe végétal, il s'adapte, souple, aux contraintes du chemin, se modèle aux enchevêtrements et aux dédales de la vie primaire.
Je sais juste que le sort de la forêt l'affectait beaucoup plus que quiconque. Il me disait souvent qu'il ne comprenait pas comment l'espèce humaine pouvait être à ce point aveugle pour saccager le bien le plus précieux, le plus nécessaire à sa survie.
Mon frère était atteint d’une maladie mentale irréversible. Quelque chose qui vous déplacer dans les sillons, les rainures où personne ne va. Son arrivée nous déporta, ma famille et moi, dans un lieu où nous ne parvenions plus à savoir qui nous étions. A nous reconnaître nous même. Notre petite cellule, qui vivotait jusque là dans l’harmonie jamais remise en cause, ne pouvait résister. Mon frère griffait nos visages et nos vies avec peut-être, au fond de lui, la rancune de celui qui ne sera jamais assez aimé.
Les jours passent et je me fonds dc plus en plus au décor que nous offrent la nature et ses excès. Je suis son rythme d’élancement et dc croissance, lente mais assurée. 16 me fais végétal, mon amour pour toi continue d’infuser dans les eaux qui nous entourent mais je sais l’oublier. Ma souffrance elle aussi s’est tue, les voix et les cris de mon passé me semblent être devenus de lointains déserts inhabités et silencieux.
La mission officielle a débuté. Après trois semaines passées en compagnie d’un petit groupe de scientifiques au sein duquel j’avais fini par trouver mes marques, avec pour objectif d’effectuer des repérages et d’initier des prélèvements très spécifiques, j’ai mis du temps à m’habituer à l’ambiance effervescente, au bouillonnement disparate de cette deuxième phase du travail. L’ampleur de ce rassemblement est effarante.
P142 : « Mon frère était atteint d'une maladie mentale irréversible. Quelque chose qui vous déplace dans les sillons, les rainures où personne ne va. Son arrivée nous déporta, ma famille et moi, dans un lieu où nous ne parvenions plus à savoir qui nous étions. A nous reconnaître nous-mêmes. Notre petite cellule, qui vivotait jusque - là dans l'harmonie jamais remise en cause, ne pouvait résister. Mon frère griffait nos visages et nos vies avec, peut-être, au fond de lui, la rancune de celui qui ne sera jamais assez aimé. »
Il me faut à présent renoncer à tes mots. Que la terre les recouvre eux aussi. Le sous-bois dans lequel je m’enfonce est encore plein des odeurs de la ville toute proche – gasoil, goudron, friture –, je n’ai pas le courage de m’éloigner davantage, je crains que la distance ne me fasse changer d’avis. Un petit espace boisé suffira pour cette mise en terre. Quelques minutes de travail pour mieux nous séparer.
À genoux sous un arbre englouti par la nuit, je creuse. De petites particules noires se logent sous mes ongles, je sens les cailloux et les ronces égratigner mes paumes. Mes doigts plongent plus loin vers les racines et le trou peu à peu s’agrandit. Mes larmes s’y écrasent d’un bruit mat, je les essuie d’un revers de main. La terre sur mon visage s’épand en larges traces, glacées et grumeleuses.
Quand j’estime la profondeur suffisante, je vide enfin le contenu de mon sac à dos. La douleur contracte mon thorax et je retiens mal un cri que je suis la seule à entendre. Je ferme les yeux et pousse ce fatras de feuilles, d’encre et de murmures au fond de la bouche noire que j’ai moi-même ouverte – pour tout recouvrir en seulement quelques secondes. Ta voix ne m’appartient plus. Elle te revient, retrouve ses origines, réintègre cette sève qui animait ton corps et lui insufflait vie. Plus de mots à présent. Le partage, l’espoir: tout est enseveli.
Quand je me retourne vers toi tu as toujours ce sourire qui renverse tes traits - le bonheur, je saurais plus tard que c'était ça -, ton regard balaie mon visage, front, sourcils, lèvres, nous nous observons longuement mais soudain une pensée survient en toi qui froisse tout, et en une seconde te voilà refermé dégrisé pâli, tes traits de chercheur renommé et de père se reforment, tu esquisses un mouvement, baisses les paupières et regardes ta montre - nous devons rentrer.
La nature qui m'accueille me bouleverse. C'est un chant extrême, inouï, qui fissure un à un mes souvenirs, pulvérise les maigres certitudes que j'avais pu accumuler jusque-là. Les sons qui emplissent la nuit ont changé de teneur. Le concert se poursuit mais l'apaisement a ralenti le rythme et calmé les ardeurs de nombre d'animaux. ce sont les oiseaux qui dominent à présent ; ils contiennent l'exaltation sonore du reste de la forêt.
Ici, le silence est rempli de cris, de bourdonnements lointains, comme uns basse continue face à l'éternité. Hululements, caquètements, échos indiscernables, un orchestre désordonné et entêtant défait nos mélodies urbaines. Plus rien ne reste de nos chansons intérieures, tout est pulvérisé par le bruissement intraitable de la forêt.